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Le bruissement du monde

Avec Mes forêts, Hélène Dorion offre un très beau recueil, à la fois introspectif et attentif aux bruits du monde. L’aspect métaphysique de son écriture ne l’empêche jamais d’être à l’écoute de différents enjeux sociaux.

Thématique·s
Poésie

Avec Mes forêts, Hélène Dorion offre un très beau recueil, à la fois introspectif et attentif aux bruits du monde. L’aspect métaphysique de son écriture ne l’empêche jamais d’être à l’écoute de différents enjeux sociaux.

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Nous habitons les forêts autant qu’elles nous habitent. C’est le constat auquel me ramène ce nouveau livre d’Hélène Dorion, qui exploite un symbole intemporel, celui de la forêt, pour explorer une mémoire individuelle et collective, pour interroger notre rapport à la nature, au passé et à l’avenir. Le possessif du titre («Mes forêts») nous situe sur le terrain de l’intériorité, et il est vrai que plusieurs poèmes s’aventurent dans un espace qu’on pourrait associer à l’inconscient («la forêt défriche/en moi tant d’années»; elle éveille «la mémoire de saisons/qui se lèvent et retombent»), mais ce serait une erreur de les limiter à leur dimension biographique. Comme c’est souvent le cas chez Dorion, l’écriture atteint dans ce livre une ampleur métaphysique qui transcende l’anecdotique. Espace associé à la sauvagerie, à l’animalité, la forêt renvoie à l’histoire de l’humanité et à son désir de domination. Ce lieu mystérieux et onirique, menacé de disparition («je ne sais pas/ce qui se tait en moi/quand la forêt/cesse de rêver»), implique le «je» autant que le «nous». «Les forêts entendent nos rêves/et nos désenchantements», écrit l’autrice.

Une métaphysique du quotidien

Pour mon plus grand bonheur, ce nouveau recueil, publié par la maison d’édition française Bruno Doucey, renoue avec une veine philosophique que la poète avait en partie délaissée dans son recueil précédent, Comme résonne la vie (Bruno Doucey, 2018). À l’égard de la production québécoise actuelle, très orientée vers le quotidien dans ce qu’il contient de plus prosaïque, de plus trash, cette ambition étonne. La poésie de Dorion donne à penser; elle interroge le mystère de l’existence comme on le fait rarement aujourd’hui:

je laisse mes questions
se frayer un chemin
au-dessus du néant
elles flottent
recouvrent de froid la terre nue

Une des grandes réussites de ce livre repose sur la rencontre entre la petite et la grande histoire, entre les réflexions sur le destin de l’humanité et celles sur le monde contemporain. L’écrivaine est à l’écoute de l’actualité; elle évoque l’emprise des réseaux sociaux, des «écrans qui jamais ne dorment» et de la société de consommation, qui nous éloigne trop souvent de l’état poétique:

c’est le bruit du monde

au coin des villes
sirènes klaxons alarmes du siècle
amas de choses jetables

À ma connaissance, jamais Dorion n’a été aussi attentive aux rumeurs de la vie moderne, à sa violence, à ses guerres et à ses famines. Dans certains poèmes, la forêt devient dès lors un refuge: «il fait un temps à s’enfermer/dans nos forêts/avec le bruit secret des nuages».

Une conscience écologique

On l’aura compris: le recours au symbole de la forêt offre aussi l’occasion d’évoquer une certaine inquiétude écologique. «Il se fait tard/pour la nuit humaine», constate notamment la poète en référence aux catastrophes en cours. Dans une section du recueil qui semble être inspirée (consciemment ou non) d’un poème de Gaston Miron intitulé «Le temps de toi» («Il fait un temps fou de soleil carrousel»), l’écriture devient socialement plus engagée:

il fait un temps de foudre et de
    lambeaux
d’arbres abattus
au-dedans de soi
il fait un temps de glace
et de rêves qui fondent

J’emploie le mot «engagé», et il est vrai qu’à travers ses poèmes, Dorion redevient contemporaine, redevient «de son temps», mais le recueil ne perd jamais de vue l’histoire du genre humain, en ce sens où la crise écologique est envisagée d’un point de vue anthropologique. Ainsi, dans «Avant l’horizon», l’écrivaine montre comment l’évolution de l’humanité a été marquée par le désir de s’approprier la nature: «on a dit que le coyote [et] l’ours blanc/nous appartenaient […] /on a souillé notre maison/on l’a vendue au plus offrant».

Peu de poètes jettent sur le monde actuel un regard aussi surplombant, mettent à profit une perspective historique aussi large. C’est parce que l’œuvre d’Hélène Dorion – et c’est ce qui la rend si précieuse à mes yeux – profite d’un recul philosophique qui la tient à l’écart des dérapages idéologiques. Elle permet de voir notre époque autrement ou, comme on peut le lire vers la fin du recueil, d’envisager notre «siècle […] comme un navire/surpris par la marée».

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Article au format PDF
Hélène Dorion
Paris, Bruno Doucey
2021, 128 p., 22.95 $