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Le beau Bouchard

Portrait
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Portrait Serge Bouchard

J’ai rencontré Serge Bouchard il y a dix ans. Devant l’entrée principale de la tour de Radio-Canada. Comme plusieurs, je trouvais sa voix belle. Son travail d’écrivain, beau.

À titre de nouveau collègue à la radio, je m’approchais du personnage pour la première fois. Je l’avais bien sûr croisé quelques fois, toujours impressionné. Je me revois marcher dans sa direction. Il était seul, cigarette au bec, chapeau sur la tête. Regardant au loin, fredonnant très probablement une chanson de Johnny Cash.

Je venais lui proposer de collaborer à un projet radio-documentaire sur le cinéaste Pierre Perrault, que j’élaborais avec quelques confrères. Bonjour M. Bouchard. Je m’appelle Jean-Philippe Pleau. Je me demandais si…

Il accepta.

Je me rappelle la beauté de son regard lorsqu’il comprit la nature de ma demande.

Il plissa les yeux, signe — je le comprendrai des années plus tard — qu’une chose l’intéresse. Enfant, à Pointe-aux-Trembles, il faisait la même chose, me disait-il récemment: regardant le fleuve, il plissait les yeux, cherchant à effacer le bâti humain, et à s’imaginer la beauté du passage d’un canot amérindien, la splendeur du paysage sans le béton.

La fin des idées et le dernier intellectuel?

Ma demande toucha une corde sensible: sa peur d’être l’un des derniers à promouvoir la transmission des savoirs et la préservation de la mémoire collective — ce dont on le qualifie parfois. Peur aussi d’être l’un des derniers à chérir Montaigne, Jankélévitch, Bergson, pour ne nommer que ces philosophes.

Or, ils sont si nombreux, ces auditeurs, ces lecteurs, à qui il donne encore et toujours cet élan vers la connaissance, et le goût de l’aventure par la pensée. Prudent, il n’a toutefois jamais tenu cela pour acquis, et cette crainte le maintient à l’affût depuis le début de sa carrière. Les savoirs sont choses fragiles en cette ère d’oubli, en cette terre d’oubli.

Serge fait œuvre utile, certes, mais œuvre belle aussi. Vingt-deux livres, cent soixante-dix chroniques rédigées au fil des ans pour le journal Le Devoir, la revue l’Inconvénient et le magazine Québec Science. Une remarquable carrière radiophonique également: vingt-cinq ans au microphone — l’un de ses mots préférés — de la Maison de Radio-Canada sur des chemins de travers, qui l’ont mené à raviver la mémoire de grands oubliés et à jeter un regard poétique sur de nombreux lieux communs de la vie ordinaire.

Une œuvre, néanmoins, souvent qualifiée de pessimiste. La sortie d’un livre de Serge attire régulièrement des critiques désignant sa perception négative de la vie. Or, il est de ces humains qui ne s’intéressent à la souffrance et à la laideur de l’humanité que parce qu’il n’y a que ça de vrai. «I hurt myself today/To see if I still feel/I focus on the pain/The only thing that’s real», chante Johnny Cash.

Lire Serge, c’est constater en effet qu’il ne parle que de très peu de choses liées au bonheur, comme l’amour, qu’il préfère vivre. À l’inverse, parler de la douleur du monde, c’est à ses yeux semer des graines de beauté, travailler à une meilleure suite du monde.

La beauté est dans les yeux de Serge qui regarde le monde

Michel Foucault affirmait que la philosophie ne sert à rien; Vladimir Jankélévitch, lui, écrivit qu’elle ne sert rien, qu’elle est libre; comme l’art et la pensée. Cela me rappelle un lecteur, dans un salon du livre, interrogeant Serge et cherchant à savoir à quoi sert l’anthropologie. «À rien, répondit-il au lecteur, qui crut d’abord à une blague. C’est un état d’esprit, esprit que l’on cherche à libérer de son ignorance.»

À commencer par l’ignorance de la beauté du monde qui nous entoure et qui en déborde, mais que nous ne savons plus voir, trop excités par la quête d’extraordinaire et de party perpétuel du monde moderne.

Au fond, voilà ce qu’est Serge Bouchard: un regard. Ça, les journalistes l’ont bien compris: «Avec votre regard d’anthropologue, que pensez-vous de ceci, de cela?» aiment-ils souvent lui demander.

Ce regard, c’est d’abord celui d’un humain qui ouvre les yeux et qui sait trouver de la beauté dans l’intervalle des 981 kilomètres entre sa maison dans l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville à Montréal et Percé, seul, au volant de sa voiture, là où nous ne voyons bien souvent qu’ennui et platitude; de la beauté aussi dans le métissage et l’appropriation culturelle, là où trop d’humains voient du racisme; enfin, de la beauté dans une défaite lamentable des Canadiens contre les Kings, de laquelle il profite pour se remémorer avec fierté que les septième et vingtième maires de Los Angeles — la deuxième ville la plus peuplée des États-Unis — furent des Canadiens français: Damien Marchesseault et Prudent Beaudry.

Ce regard, c’est aussi celui d’un humain qui sait magnifier la laideur. Du décor paléo-industriel du Pointe-aux-Trembles de son enfance, il ne dira jamais rien de méchant. Puis, si effrayante, la mort devient sous son regard un concept philosophique puissamment mystérieux, une réflexion poétique sur le temps, car la mort n’est après tout qu’un instant.

Ce regard est aussi celui d’un humain à la recherche de l’intelligence, comprise ici comme la capacité à faire des liens, surtout pas comme un ensemble d’aptitudes bêtes et mesurables grâce à un test psychométrique — qui légitima historiquement le racisme.

Le véritable test de l’intelligence est selon lui l’ironie socratique et jankélévitchienne: une ironie qui interroge toute définition, et qui affirme même le contraire de ce que vous venez de dire, non pas par provocation ou hipsterisme, mais avec le sérieux de l’intention qui cherche, derrière cette posture surprenante, un sens caché digne de mention, voire une idée belle.

Puis, en poussant l’ironie parfois trop loin, il tentera de vous faire croire qu’il a jadis gardé les buts des Red Wings de Détroit pendant quelques matchs. Une manière d’éprouver les limites de votre pensée critique. Rien n’est alors plus beau que son sourire, lorsque vous n’osez pas mettre en doute ce qu’il dit. La magnificence est dans la parole de celui qui raconte. Et le pouvoir du conteur est dans l’évocation, non dans la démonstration.

L’homme derrière le mammouth

Serge, c’est aussi: l’enfant d’un père fabulateur et d’une mère athée; l’homme qui a un peu de Bernard Arcand dans la voix, ce qui témoigne d’une relation d’amitié extrêmement nourricière; le père de deux enfants; un amoureux.

Serge, c’est également: le grand voyageur qui a une peur innommable de l’avion; l’homme fier qui fait référence à sa beauté physique dans le libellé de son adresse courriel, ce qui soutire systématiquement un sourire aux gens à qui je consens à la refiler; l’intellectuel qui estime que le monde est plus simple qu’on ne le pense et qui croit que l’humain joue à le complexifier, par effet de style.

Contrairement à la légende, Serge n’a pas été professeur d’université. En revanche, personne ne sait qu’il a consacré six ans à l’armée française, à titre de consultant en management et organisation du travail.

Enfin, il n’y a pas de «personnage» Serge Bouchard. Serge, c’est l’homme que vous croisez à la pataterie du coin et qui mange deux hot-dogs steamés en regardant par la fenêtre, les yeux plissés. C’est un homme fier, mais le moins prétentieux qui soit.

J’ai vu Serge pleurer une fois en studio. Il venait de lire cette phrase: «Un jour l’humanité viendra au monde.» Elle concluait un des éditoriaux qu’il écrit et lit chaque semaine dans le cadre de l’émission C’est fou, que j’ai le privilège de coanimer avec lui. À cette occasion, il témoignait de son mépris envers le progrès technique et, surtout, de sa grande incompréhension face au fait que nous, les humains, ne sommes pas encore parvenus à nourrir tous les enfants de la terre.

Ce jour là, je me suis fait la réflexion suivante: la lecture de l’œuvre de Serge est un rituel qui consiste à plisser les yeux et à s’imaginer que cette humanité existe enfin. ♦

 


Jean-Philippe Pleau est sociologue. Il travaille à la radio de Radio-Canada depuis 2005. Il coanime l’émission C’est fou, avec Serge Bouchard depuis 2014. Il tient également une chronique dans le journal Métro ainsi que dans le magazine Urbania.

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