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L'art et la disparition

Délicatement menée, l’intrigue du roman Le fantôme de Suzuko explore les errances et les obsessions d’un homme endeuillé.

Thématique·s
Roman

Délicatement menée, l’intrigue du roman Le fantôme de Suzuko explore les errances et les obsessions d’un homme endeuillé.

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Après trois mois d’absence, Vincent, un Montréalais, revient à Tokyo, où il a entretenu une relation amoureuse avec Suzuko, maintenant disparue. Il retourne habiter dans l’appartement où ils ont vécu ensemble et parcourt la ville à la recherche de souvenirs qui lui font revivre les moments passés avec son ancienne flamme. Narré à la première personne, le récit nous fait découvrir les pensées du protagoniste, qui croit apercevoir Suzuko au détour des rues. Ce n’est que plus tard que nous apprenons qu’elle est morte; pour l’instant, nous ne savons rien, sinon qu’elle manque à l’appel. Ce mystère, maintenu tout au long de la première moitié du roman, réussit à transmettre l’état dans lequel se trouve souvent une personne endeuillée, cette impression que l’être aimé va incessamment rentrer à la maison, passer un coup de fil, réapparaître au milieu de la foule. Les phrases descriptives teintent Le fantôme de Suzuko d’un flegme ordinaire qui exclut toute apparence d’irrationalité. Les lecteur·rices sont donc, comme le personnage principal, dans l’expectative d’un retour éventuel.

Plusieurs chemins

Le livre se construit en temps réel, c’est-à-dire au sein même des réminiscences dans lesquelles Vincent est empêtré. «Tous les soirs je m’installe à la table de cuisine. Devant le mur de fenêtres. Dehors la ville. Le stade de Rygoku. Le Skytree. Le ciel d’hiver. Le fleuve Sumida, froid et noir.» Le narrateur écrit. Il situe le décor pour reprendre possession d’une certaine matérialité, pour fixer la réalité, se la réapproprier. Le rythme saccadé du roman met en évidence les faits qui traversent la conscience. À d’autres moments, cette pulsation de la parole apparaît comme une litanie sans trêve, qui entraîne le personnage dans un délire paranoïaque.

Pendant un vernissage, le narrateur rencontre Kana, une femme aux paupières gonflées (on comprendra les raisons de cette spécificité un peu plus loin dans l’œuvre) pour qui il éprouve une fascination prégnante et qui lui rappelle Suzuko. Toutefois, Kana se dérobe à plusieurs reprises. Les œuvres de l’exposition que Vincent et elle regardent symbolisent le manque et dévoilent ce qui est entraperçu, mais dont les contours semblent encore flous. Le parallèle avec la présence évanescente de Suzuko et l’énigme qui l’entoure révèle des pistes d’interprétation, en même temps qu’il agrandit le périmètre des possibilités. D’autres êtres ayant aussi connu Suzuko gravitent autour du narrateur. La galeriste Ayumi et l’artiste Pavle éprouvent une affection manifeste pour Vincent et font figure de remparts contre les ombres dans lesquelles il s’enlise.

De terre et d’air

La deuxième partie du livre relate l’histoire de Vincent et de Suzuko, de son début à son terme. Nous sommes initié·es à l’univers de la femme, une artiste de la taxidermie dont l’atelier est peuplé d’animaux empaillés. Elle s’en sert pour créer des performances. Elle utilise notamment une tête de renarde, dont elle se coiffe et qu’elle décide d’arborer de façon permanente. «La plupart des critiques d’art avaient d’emblée compris qu’il ne s’agissait pas, pour Suzuko, de performer en galerie de temps en temps, mais bien de faire de sa vie entière une performance.» L’artiste se réclame de cette nouvelle identité, allant jusqu’à demander à ce qu’elle figure sur son passeport. Elle se casque de la tête de renarde comme d’une deuxième peau. Le fait d’assumer ce choix – qui est en vérité davantage un besoin – attire les foules. La popularité de Suzuko est à son paroxysme quand sa vie s’interrompt brusquement.

Malgré l’excentricité de la performeuse, le narrateur nous la présente comme une femme à la recherche de moments simples par où filtre la beauté. Elle sillonne les rues à vélo, se délectant de ces déambulations au cours desquelles elle est témoin de la ville qui s’éveille. C’est la singularité au cœur du familier qui est précieuse dans le roman. Vincent Brault édifie une œuvre presque tangible par la texture des fourrures et l’animalité qui s’exprime à travers la sexualité du couple. Du même souffle, il évoque aussi l’impalpable au plus profond de l’être qu’on ne réussit jamais à atteindre ni à nommer, mais qui incarne notre présence au monde. Paradoxalement, l’immatériel est plus réel que la concrétude: les souvenirs supplantent la réalité chez le narrateur et font apparaître l’absente. Dans ce jeu du visible et de l’éthéré subsiste la certitude que ce qui s’est éteint au-dehors continue à vivre en nous.

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Vincent Brault
Montréal, Héliotrope
2021, 204 p., 23.95 $