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L'amour meurtrier

Peu importe comment il se présente, le véritable amour est toujours meurtrier.

Roman

Peu importe comment il se présente, le véritable amour est toujours meurtrier.

Le ton est donné dès le départ; la première page décrit deux amants en plein climax. Réel ou fantasmé, le corps-à-corps s’invite à tout moment dans ce roman à la fois très onirique et charnel, car le texte dit l’ultime besoin de prendre et d’être touché pour admettre la matérialité des choses.

Il y a assurément un souffle durassien chez Martyne Rondeau, marqué par la nature absolue des phrases entêtées. Peu importe où l’on se trouve dans l’histoire, il y a nécessairement un destin en train de se sceller devant nous. «Il se passe quelque chose d’important; votre visage et surtout vos yeux me donnent envie de ne plus attendre», dit la femme à l’homme qu’elle vient de rencontrer.

Une rencontre

Elle travaille au Jet Lite, un bar d’aéroport d’une ville indéterminée. Elle est témoin des départs, des mondes en partance, des mouvements incessants qui agitent les uns et les autres, tandis qu’elle reste là, en perpétuel décalage par rapport à ce qui se joue autour. On pressent chez elle une faille immense qui sera expliquée un peu plus tard dans le texte (mais dont la raison importe peu finalement). Puis, un homme s’assoit et commande un verre. Tout bascule, une dépendance instantanée s’installe. «Au-dessus d’un sourcil, sa ride m’hypnotise. Je le sais immédiatement, il pourra tout me demander.» Il y a aussi quelque chose de Passion simple d’Annie Ernaux dans cet univers où la démesure fait partie du fondement ordinaire des choses.

L’homme attend un avion qui, maintenant que son père est mort, l’amènera loin de sa mère et de son amour contrôlant. Pour le libérer de ce qui l’entrave, la serveuse fomentera avec lui le meurtre de la mère. Le désir est très près de la peur et son assouvissement ne peut se réaliser que dans la mort. «La femme a terriblement besoin de toucher pour croire; ou de tuer, c’est la même chose.»

La narration est tantôt menée par la femme, tantôt par un témoin omniscient, alternant la blessure à vif et la reprise de souffle. Qu’on suive la voix de l’un ou de l’autre, les phrases sont courtes et prennent la forme de stances qui, même considérées isolément, se suffisent presque; dans chaque phrase, un univers entier apparaît. «Si je pouvais, je m’assoirais dans ton œil.» Être (re)gardé dans le regard de quelqu’un d’autre pour consentir à sa propre existence.
Il n’y a surtout pas de demi-mesure chez Rondeau.

Le refus des faux-semblants

Dans cet amour absolu dont la femme s’empare comme d’une bouée, il y a l’envie d’aller contre le mensonge. Le personnage semble chérir sa brûlure, mais c’est par besoin d’authenticité profonde. «Dehors cache-cernes protecteur; et dedans la mort grandissante.» Elle regrette que rien n’apparaisse sous son vrai jour, les véritables motifs des choses qui façonnent le monde sont sans cesse camouflés, dissimulés, étouffés, et pourtant, le besoin impératif d’être découverte, identifiée, reconnue est si grand. C’est pourquoi la femme en appelle à une mise à nu totale, s’empare de tout pour définir et fixer le contour des choses qui menacent constamment de lui échapper.

Le lecteur non plus n’est jamais certain de la réalité de ce qu’on lui propose: mise en scène savamment orchestrée ou chronique d’une folie annoncée? «Je m’imagine souvent me mouvoir, souveraine, dans une fiction.» Dans un récit inventé, tout peut prendre la forme qu’il souhaite, impérieusement libre et légère, et l’histoire n’a jamais à négocier son existence puisque dans l’espace de l’imaginaire, tout est permis.

C’est d’ailleurs dans le «livre de Minuit», qu’elle a toujours à portée de main, que la protagoniste cerne sa propre identité. Ce livre est en fait Emily L. de Marguerite Duras, aux Éditions de Minuit, et c’est grâce à ce personnage de roman que la femme imaginée par Rondeau arrivera à survivre. Comme Emily, la fille du Jet Lite habite un mystère où l’amour n’arrive jamais tout à fait à se vivre, empêché par des forces irrésolues. Mais l’héroïne de Duras a l’avantage d’être écrite, circonscrite dans une histoire, si bien que quand la serveuse — automate d’un espace en transit — sent qu’elle perd pied jusqu’à douter de sa propre réalité, elle n’a qu’à sortir le livre de Duras pour trouver la preuve de sa tangibilité. En même temps, en atténuant les pointes acérées du réel, le roman la protège.

Revenir de loin

Le chemin poétique de Rondeau assume ses extrêmes qui ne sont en fait que la part sans fard de nous-mêmes. Si la brûlure est pugnace et traverse tout le récit, elle n’inspire pas la complaisance. La souffrance se tient debout toute seule, vraie, présente, sans attendre qu’on la plaigne, mais cherchant à tout prix à se défaire d’elle-même. Tissé de magnifiques phrases sur lesquelles on aurait envie de se reposer, ce roman s’impose comme un objet exquisément différent. Au-delà de l’histoire racontée, il pourrait être un livre d’aphorismes qu’on parcourt au hasard, subjugué par la force imagée de certains passages; un missel qu’on ne tient jamais loin et qu’à l’instar du personnage féminin on ressort en guise de consolation. «Traverser l’effondrement en tenant dans mes bras mes os: lumière dans la nuit.» En acceptant le voyage infernal de la peur, du désir et de la mort, qui sait si on ne se retrouvera pas transfiguré par la lumière? ♦

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Martyne Rondeau
Montréal, Triptyque
2018, 192 p., 22.95 $