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L'amour et les ambulances

L'amour et les ambulances

Nana Quinn nous parle d’amour au temps de la violence domestique dans un premier recueil inenvisageable et pourtant époustouflant.

Thématique·s
Poésie

Nana Quinn nous parle d’amour au temps de la violence domestique dans un premier recueil inenvisageable et pourtant époustouflant.

Thématique·s

Mauve, couleur ecchymose. Mauve, tragique et magnifique verbe pour la gorge, qui ne pourrait pas mieux dire. La gorge agrippée, enserrée. Berceau de la voix, de la parole. Lieu du rire. On retrouve bien des strates de sens dans le titre du premier livre d’Anna Quinn (qui signe ici Nana Quinn), lauréate du Prix de poésie Radio-Canada 2020.

Les extraits présentés lors de l’annonce des lauréat·es nous avaient ravi·es et avaient enflammé les réseaux sociaux en raison de leur force, de leur acuité et, disons-le, de leur timing. Car au moment où les femmes québécoises prennent enfin collectivement conscience des rouages de la violence, Quinn nous parle d’amour envers l’agresseur. Que faire de ce désir coupable malgré les coups reçus? Qu’en penser? Ces questions posées par la poète et artiste visuelle s’avèrent fort fécondes. Ce qui aurait pu être un «poème-concept» accrocheur et fulgurant se révèle un chef-d’œuvre de maîtrise.

Quelque chose ou quelqu’un mourra

L’autrice ouvre l’entreprise sur l’incontournable et inquiétant choc amoureux.

pour contrer l’ennui tu laisses
s’échapper le zoo
ses fauves courent dans les rues

depuis longtemps tu aiguises leurs
    griffes
espérant qu’elles gravent sur le béton
    frais
d’adrénaline et d’affolement
ce que ça fait d’être
aimé

Quinn transforme les violences quotidiennes du manipulateur en paysages magnifiques. Elle ne le fait jamais de façon manichéenne, mais toujours dans un souci de garder l’œil extérieur distant. Aucune envolée complaisante sur le passionnel et ses excès (c’eût été trop facile); rien pour affaiblir le propos qui persiste: on peut aimer et être malmenée, sans excuse ni justification. Un témoignage sans appel de l’intérieur.

L’écrivaine use d’ailleurs habilement du découpage dans cette longue suite rythmique qui rappelle l’élan brisé, les coups, la peur, la syncope, l’envol fauché. Ce procédé s’avère diablement efficace; on ne peut rater le souffle de certaines affirmations qui tentent de se frayer un chemin malgré la vigilance: «Je cherche / comment faire un bouquet de fleurs / avec la foudre comment / me perdre / en croisant les doigts».

La poète nous entraîne également dans un monde de désir où le sentiment d’étrangeté domine. Un lieu où le sujet ne peut plus se fier à ce qu’il croit, à ce qu’il voit, à ce qu’il expérimente. Nous retrouvons quelque chose du cinéma suédois de Roy Andersson dans ce lieu curieux qu’habitent la femme et l’amoureux, un univers où «les gens échappent / leurs lobes d’oreille dans leurs spaghettis / et les mangent».

Convié·es à cette intimité effrayante, nous avançons pas à pas et découvrons que le blâme ne sied pas si bien à celui que tout accuse; que la réflexion ne sera pas facile parce que le mal s’explique toujours pour la personne qui pardonne, «parce que tu respires par la bouche de tes fusils». Et qu’on ne veut la mort de personne.

L’amour se gâte

L’entreprise poétique repose sur la lente érosion de ce que le sujet pose en rocher. Il en va de même pour les souvenirs, qui laissent entrevoir leurs limites. Nous en sommes à mi-parcours. À chaque vers, quelque chose s’éteint.

regarde bien

notre constellation
les étoiles tombent
à la manière des abeilles
[…]

les heures nous manquent
pour les ramasser toutes
pour raviver là-haut

l’émeute

Quinn alterne entre métaphores particulièrement inspirées et toiles de fond sur lesquelles se meut ce couple effroyable. Il y a de la gadoue, des oiseaux, des ambulances. Des voisins.

les craques de trottoir
sont pleines de nos promesses
bâclées
les enfants
les évitent

C’est une histoire d’amour, qu’on le veuille ou non, qu’elle se termine mal ou non. L’autrice choisit délibérément de laisser les images parler d’elles-mêmes, sans s’appuyer sur le lyrisme qu’appelle un tel projet littéraire: «J’ai perdu mes ongles / à force de t’en faire des colliers / et perdu les colliers / en les offrant aux pigeons».

Il en résulte un portrait de la condition humaine traversé de désirs insondables. Un tour de force d’une jeune poète qui vient d’entrer en littérature par une très grande porte. Une sacrée «pointue clairière».

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Nana Quinn
Montréal, Poètes de brousse
2021, 88 p., 17.00 $