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La vie en kaléidoscope

Dans la vie de ceux qui les ont précédés, les créateurs cherchent une réponse à la question: comment donner sens à sa vie? Pour les autrices, la question se double d’un souhait: trouver dans la vie de celles qui se sont accomplies une possibilité.

Écritures du réel

Dans la vie de ceux qui les ont précédés, les créateurs cherchent une réponse à la question: comment donner sens à sa vie? Pour les autrices, la question se double d’un souhait: trouver dans la vie de celles qui se sont accomplies une possibilité.

La vie en kaléidoscope

Étudiante, je me rappelle feuilleter à la librairie Olivieri des biographies d’écrivains, fruits de travaux universitaires. Comme tout le monde, je m’attachais d’abord à regarder les cahiers photos. Sur les images, je voyais peu de femmes. Le plus souvent, elles apparaissaient à titre de compagnes (éphémères).

Les femmes étaient des muses, jamais des modèles.

À la fin de son très beau livre dessiné, Moi aussi je voulais l’emporter (Pow Pow, 2017), Julie Delporte partage son « féminaire », une liste de titres écrits par des autrices, souvent sur d’autres créatrices. (On pense à Anaïs Barbeau-Lavalette sur sa grand-mère, la poète Suzanne Meloche, La femme qui fuit, dont on ne serait dire toutefois qu’elle était un « modèle ».) Ce féminaire de beaux livres agit comme un feu de foyer : on se réjouit devant lui d’une chaleur dont on ignorait qu’elle nous manquait.

À ce féminaire, j’aimerais ajouter Les villes de papier.

Dans Les villes de papier (Alto, 2018), Dominique Fortier raconte une soirée de Noël chez les Dickinson. Le sapin est orné de guirlandes de maïs soufflé, de tranches de pommes séchées et d’étoiles de neige en papier. On offre à Emily un tube qui, lorsqu’on le tourne, met le monde en morceaux. Considérant le kaléidoscope, Emily soupire : « Mais j’ai tant de livres déjà… »

Elle est trop grande, son cou est trop long, ses jambes trop raides. Elle aurait dû naître épouvantail dans un champ, au milieu des étourneaux et des citrouilles. Elle y aurait passé un été langoureux, à se faire tremper par les ondées, à regarder les courges enflées sous le soleil. Et puis, à l’époque des récoltes, on l’aurait cueillie elle aussi, et on l’aurait jetée au feu. Quelle flambée elle aurait faite, avec ses bras secs, ses jambes raides, ses longs cheveux et son cœur d’allumette. (Les villes de papier)

À sa famille, Emily Dickinson aurait préféré une nichée de merles. Cela lui aurait permis, écrit Dominique Fortier, d’apprendre d’eux l’essentiel : « chanter, voler, construire un nid ». De fait, la vie de la poète se lit comme une quête de légèreté.

Enfant, la Julie de Moi aussi je voulais l’emporter aurait aimé naître loup ou dauphin. « Je voulais tellement pas être une fille », écrit-elle.

Au téléphone, la première et dernière chose que Julie Delporte m’a dite, c’est qu’elle a trouvé en la figure de Tove Jansson, la dessinatrice finlandaise à qui l’on doit les Moomins1, le modèle qu’elle n’a jamais eu. Un modèle d’artiste qui, en achetant son atelier au centre-ville d’Helsinki, s’est donné les moyens de se concentrer sur son travail. Un modèle de dessinatrice qui a connu le succès. Un modèle de femme indépendante qui voyageait, campait seule, a toujours refusé de se marier, n’a jamais eu d’enfants et qui vers la fin de sa vie, dans toute sa puissance créatrice, était aimée d’une autre femme.

« Sa vie, à Tove, est une utopie », conclut Julie Delporte.

En entrevue, Dominique Fortier l’a répété : Emily Dickinson l’a tirée d’un manuscrit sur lequel elle peinait. À l’écouter décrire la chose, je vois un animal de trait, une bête de somme qui refuse d’avancer.

À l’inverse, une abeille fait figure d’animal-totem dans l’exergue des Villes de papier. Et encore, écrit Emily : la rêverie seule suffit.

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To make a prairie it takes a clover and one bee One clover, and a bee, And revery. The revery alone will do, If bees are few. (Emily Dickinson, citée dans Les villes de papier.)

Julie Delporte raconte que le seul modèle qui s’offrait à elle, adolescente, était un personnage de fiction : Jo March, l’une des Quatre filles du docteur March, celle qui se voulait écrivain. (Dans Moi aussi je voulais l’emporter, Jo est dessinée, une tache d’encre aux doigts.) À la fin, elle se marie.

Se marier est souvent la manière dont les femmes meurent à la fin d’une histoire.

C’est ce qui est arrivé aux pensionnaires de Mount Holyoke College. Une scène des Villes de papier montre les jeunes filles dans leur robe de nuit, assises en cercle, rêvant de leur avenir. Elles se promettent des jardins de roses, des traversées en paquebot, de grandes maisons. Seule Emily sera fidèle à son rêve d’adolescente : vivre là où elle a grandi.

Emily Dickinson est née dans une maison nommée Homestead. Sur son certificat de décès, il est écrit qu’elle avait pour occupation d’être à la maison. « At home. »

En plus de la vie de Tove Jansson, le livre de Julie Delporte fait état d’une autre utopie : les béguines, ces femmes célibataires qui, au Moyen Âge, regroupées en villages, les béguinages, vivaient sans hommes. Pour enfants, elles adoptaient des orphelins. « On ne leur connaît pas d’histoires d’amour. »

Bréhaigne. Vieux mot français pour désigner une femme qui ne donne pas d’enfants. Il est encore d’usage en anglais : barren. J’en ai appris dans Les villes de papier. Cela pour dire : Emily Dickinson n’a pas enfanté.

Selon Dominique Fortier, il n’y a pas de bascule dans la vie d’Emily Dickinson. Rien ne sépare sa vie en un avant et un après, aucune cause qui aurait eu la réclusion pour effet. Ni amours déçues, homme ou femme, ni psychose, ni drame. En vieillissant, elle fait tout simplement ce qu’elle aime, elle cède à son penchant naturel : la solitude, le silence.

Elle écrivait sur des bouts de papier « grands comme la paume ». La première fois que Dominique Fortier nous la montre écrvant, c’est sur un sac de farine qu’Emily déchire et plie jusqu’à ce qu’il ne soit pas plus gros qu’un ongle. Elle le range dans son tablier, puis dans un tiroir où s’accumule une bordée de poèmes. My snow, dit-elle.

De ces livres, le travail m’émeut. Des Villes de papier, la vie de l’esprit d’Emily. Et de Moi aussi je voulais l’emporter, la trace du travail manuel qui l’a fait naître. Ces traits de crayons de couleur en bois. Ces coups de pinceau de gouache ou d’aquarelle. Les pages d’un carnet ouvert dont on perçoit le contour. Les carrés et le papier découpé. Toute la tendresse.

Il est connu que certains poèmes d’Emily Dickinson ont été transcrits au dos d’une recette. Les villes de papier font cadeau de la recette de pain d’épices pour laquelle Emily a remporté un prix. Le lecteur et la lectrice se rapporteront à Du bon usage des étoiles pour celle d’un plum-pudding réussi.

Torsade ou tresse, les livres de Dominique Fortier alternent souvent les trames de plusieurs histoires. Dans Les villes de papier, la vie domestique d’Emily Dickinson fait écho à celle de la romancière. D’un côté des scènes de vie. De l’autre, une question en suspens : se rendra-t-elle au Massachusetts visiter la maison d’Emily ? Ou Amherst restera-t-elle une ville de papier ?

L’histoire des Quatre filles du docteur March se déroule à Concord, Massachusetts. L’autrice, Louisa May Alcott, s’est inspirée de sa jeunesse pour rédiger ce classique de la littérature américaine. À Concord, on peut visiter la maison de Louisa May Alcott, devenue un musée. Elle est située entre la maison de Ralph Waldo Emerson (0,4 mile) et celle de Henry David Thoreau (1,7 mile).

Et à 75 miles de celle d’Emily Dickinson à Amherst, Massachusetts.

Quand j’ai demandé à Dominique Fortier pourquoi elle avait choisi de ne pas faire le voyage, elle a répondu : « J’ai gardé un très mauvais souvenir de ma visite à l’oratoire Saint-Joseph. »

À l’inverse, Julie Delporte s’est rendue à Helsinki dans l’idée de rédiger une fiction ou une biographie sur Tove Jansson. Elle a visité son atelier. N’a pas vu le phare des Moomins. Mais elle a, elle aussi, pris la liberté d’écrire un autre livre que celui qu’elle avait commencé.

De toutes les possibilités, je retiens de ces autrices celle de bifurquer. ♦

  • 1. Les Moomins sont une famille de petites créatures vivant dans la nature finlandaise. Ce sont des trolls de la bonne sorte, un croisement entre les Schtroumphs et les Barbapapas.
Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
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Auteur
Article au format PDF
Dominique Fortier
Québec, Alto
2018, 188 p., 22.95 $
Julie Delporte
Montréal, Pow Pow
2017, , 34.95 $