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La tour d'ivoire

Coucher sur papier

J’ai longtemps été fascinée, ado-lescente, par le titre d’un livre que je n’arrivais pas à lire: Mon année dans la baie de Personne, de l’écrivain autrichien Peter Handke. J’imaginais qu’il y était question d’un écrivain solitaire arpentant le paysage à la recherche d’un trésor intérieur. J’ignorais que Handke avait donné en 1966, à Princeton, une conférence intitulée J’habite dans une tour d’ivoire, dans laquelle il opposait sa propre écriture aux lettres allemandes qui le précédaient:

Une certaine conception de la littérature use d’une jolie expression pour désigner ceux qui refusent de continuer à raconter des histoires, tout en recherchant de nouvelles méthodes pour décrire le monde. On dit qu’ils vivent dans une tour d’ivoire, et on les qualifie de formalistes et d’esthètes.

La tour d’ivoire est ce mythe romantique rebattu qui place l’écrivain en dehors et au-dessus du monde, lui tendant tour à tour les pièges de l’ignorance, de la complaisance, de la fatuité, de la couardise. L’écriture rend pourtant l’isolement difficilement évitable. Il n’est pas besoin de tour ni d’ivoire, un stylo et des bouchons – ou des écouteurs – suffisent d’ordinaire à vous isoler de vos contemporains. J’aimais écrire dans les cafés, en écoutant de la musique, ou parfois celle que faisaient les langues étrangères des clients aux autres tables. J’aimais les regarder à défaut de les comprendre, c’était me les approprier aussi, imaginer pour eux d’autres vies, lire leurs regards, leurs gestes, en levant de temps en temps la tête, comme un peintre avait fait mon portrait un jour dans un café de Vienne – et je n’avais pas eu le courage d’aller regarder par-dessus son épaule le résultat. C’était pour moi la bonne distance: au milieu des autres mais sans suivre leurs conversations, sans me laisser distraire de mes fictions par l’injonction du réel.

Cette année je n’ai pas eu besoin de musique pour m’isoler. Les cafés sont fermés et la présence muette, spectrale, grouillante des autres me manque. Comment parler d’eux sans les voir? C’est donc encore de moi que je vous parlerai, puisqu’aux autres je n’ai plus accès. Et puis, à ne pas les connaître, je redoute de me méprendre sur leur compte, et on ne pardonne plus ce genre d’erreurs: autant parler seulement de ce que je connais. Autant restreindre mon champ de nuisance à moi-même. Voilà une décision un peu lâche mais fort sage. Vivre sous le volcan, c’est aussi s’en tenir à l’abri. Jusqu’à ce qu’il explose, me direz-vous.

«J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire; mais une marée de merde en bat les murs, à la faire crouler», écrit Flaubert à Tourgueniev en 1872 : le lire sous sa plume me console un peu.

Les autres, donc, nous sont interdits, le monde entier apprend à vivre en écrivain: les services psychiatriques sont encombrés. Il paraît que, selon des études récentes sur la privation sensorielle, les humains supportent mal l’absence de stimulation. Au bout de 48heures sans stimulation extérieure, ils commencent à perdre certaines de leurs aptitudes. Nous avons sans doute commencé à perdre nos aptitudes sociales, enfin, sauf les écrivains formalistes, qui n’en possédaient déjà que très peu. On dit que les corps maigres survivent mieux à la famine, de même je crois que les littéraires étaient mieux armés pour survivre à la privation de vie sociale. Mes amis non littéraires souffrent plus que moi de l’absence d’humains. Moi, je suis entraînée à frapper seule contre le mur de mon écran d’ordinateur.

Cet ordinateur qui d’ordinaire me sert surtout à dialoguer avec moi-même dans cet exercice solitaire de la fiction, est aujourd’hui l’interface unique où je retrouve les autres. De ces autres, je ne perçois que peu l’apparence, pas du tout l’odeur ou la chaleur de leur peau, assez rarement le son de leur voix. Leur manière de rire et de plisser les yeux, l’étincelle de leur regard m’est interdite. Je vois surtout d’eux des sifflements et des statuts boudeurs, révoltés, angoissés, désespérés, éventuellement venimeux, donneurs de leçons, paranoïaques… Je vois des morceaux de corps filtrés, surexposés, déshumanisés. Je ne perçois des autres que leur colère ou leur angoisse, leur robotisation progressive et comme je n’ai aucun goût pour la dystopie, je me rétracte un peu plus profondément dans ma coquille, comme l’escargot quand on lui touche le bout d’une antenne, il m’en faut peu, et je me réfugie comme un poète maudit dans mon for intérieur qui sent un peu le renfermé, mais où je n’ai à craindre, au moins, que le remugle de ma propre humeur.

En cherchant l’origine de l’expression «tour d’ivoire», je me rends compte qu’elle apparaît d’abord dans la Bible (le cou d’une femme ressemble à une tour d’ivoire dans le Cantique des cantiques), mais on doit son usage actuel à Sainte-Beuve, qui comparait le taciturne Alfred de Vigny au plus combatif Victor Hugo. Alors qu’Hugo ne craignait pas de descendre dans l’arène pour s’adresser au peuple, Vigny se retirait «comme en sa tour d’ivoire». Aujourd’hui l’auteur du Dernier jour d’un condamné aurait sans doute de nombreux followers et des haters qu’il n’hésiterait pas à tancer vigoureusement.

Voilà une année que vous expérimentez (sauf si vous travaillez dans une épicerie, un CHSLD ou un hôpital) cette demi-existence qu’impose l’ascèse de l’écriture: vous êtes retranchés, en marge du monde pour votre survie (et au péril de votre santé mentale). Et les éditeurs n’ont jamais tant reçu de manuscrits. L’écrivain est-il un être social? Est-il tenu de se mêler à ses semblables? Ou bien doit-il s’en préserver pour survivre? L’écriture elle-même n’est pas quelque chose qui rend heureux, je veux dire au moment où on la fabrique. Vouloir passer sa vie à arrêter le temps pour creuser en soi-même ne peut être totalement épanouissant. Même si l’on en jouit, même si l’on y découvre des cristaux, même si l’on s’en fait un abri. Être heureux, c’est quand même souvent être hors de l’abri, ou du moins ne pas y être seul.

Cette image me poursuit: aller danser. Pourquoi rester des nuits entières face à l’ordinateur plutôt que d’aller danser? Ce qu’il faut d’orgueil pour croire que ce retranchement vaut la peine, les sacrifices qu’on lui consent. Pourtant écrire, c’est parler à quelqu’un. Un peu. En différé. Pour cela, il faut conserver un minimum de contacts et de désir, un minimum de connaissance de cet autrui à qui l’on prétend s’adresser. Si je ne sais plus qui vous êtes, sur quel ton vous parler? Et que vous dire? Je prends le pari que nous nous ressemblons («Ah! insensé qui crois que je ne suis pas toi!», dirait Hugo), que nos situations sont identiques et que peut-être, dans cette tour de béton où nous sommes retranchés depuis un an, nous creusons le même tunnel à travers une vie intérieure qui se délite, qui essaie de lire, qui voudrait s’enfuir, qui fait de son mieux pour passer l’hiver. Je ne sais pas si nous saurons encore nous parler quand nous aurons le droit de sortir, mais j’éteindrai ma musique et j’écouterai le son de votre voix.

 


Claire Legendre est née à Nice, elle a vécu à Rome et à Prague avant de venir vivre au Québec. Elle a écrit une douzaine de livres dont le plus récent, Bermudes, est publié à Leméac. Elle est professeure de création littéraire à l’Université de Montréal depuis 2011.

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