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La petite fille du dépanneur

Lettre d'une lectrice
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Salut François,

D’emblée, tu me permets de te tutoyer? «Monsieur Blais», je ne peux juste pas. Je vais donc tenir pour acquis que c’est OK, pour mille et une raisons que tu découvriras bien assez vite.

Je suis tombée sur Iphigénie en Haute-Ville il y a une dizaine d’années, au Clément Morin de Trois-Rivières. Quand j’ai vu que c’était signé François Blais, j’ai lu ta bio décalée et évasive, et j’ai pensé: «François Blais, mon voisin d’enfance? Celui qui venait acheter des bonbons au dépanneur de mon père?» J’ai trouvé ça cool que quelqu’un de Grand-Mère soit traducteur et écrivain plutôt que journalier chez Doral, mais je n’ai pas acheté le livre et je me demande encore pourquoi.

Bref, il a fallu attendre 2013 pour que j’ouvre La classe de madame Valérie et que je me casse presque une côte en tombant de ma chaise. Imagine ma surprise: non seulement le livre se déroulait à l’école Laflèche, l’école de mon enfance, mais, comme les élèves de madame Valérie, j’étais moi-même pile en cinquième année en 1990. La classe de madame Valérie, ç’aurait pu être la mienne (ce qui aurait clairement mieux valu que celle de Pierre Tessier).

Très vite, les questionnements ont fusé. Comment aborder une œuvre quand tu y reconnais tous les lieux que l’auteur décrit,
parce que tu y as grandi, mais aussi presque tous les personnages, aux noms réels ou inventés? Comment aborder une œuvre quand, là où un lecteur «normal» doit se créer des images mentales à des lieues du réel, tu sens la poussière sur les calorifères qu’on rallumait l’hiver et la peur qui te tenaillait quand venait ton tour de descendre chercher les berlingots de lait? Comment aborder une œuvre, quand tu as saigné du nez à cinq ans parce que son auteur t’avait demandé de te battre avec sa sœur pour le fun?

Tout ça m’a ramenée à Umberto Eco et à ses théories de la réception: jamais je ne serais aussi près de l’intention de l’auteur, à moins d’écrire un roman moi-même. Je pouvais départager le vrai du faux, je me projetais de nouveau dans les rues de ma ville natale, dans ma cour d’école, où l’on ne jouait pas au «ballon poire», mais bien au «ballon rotatif»; détail langagier qui décuplait mon plaisir de lecture et, comme tout le reste, m’amenait à superposer mes souvenirs à la réalité livresque. Je revoyais Jessica Matteau qui, j’en suis sûre, se prénommait en fait Julie — et qui était vraiment championne à l’élastique avec ses espadrilles blanches jamais sales; Anne-Élyse (Rosalie?) Caron, que même les filles trouvaient belle; sans oublier sœur Colombe. «Sœur Colombe», deux mots sur lesquels le quidam serait vite passé. Mais, pour moi, ces deux mots charriaient des robes fleuries, une petite moustache, des «r» roulés… et la honte ressentie quand elle m’avait renoté qu’«on peut aimer ses parents, mais on peut seulement adorer Dieu». Deux mots qui m’ont aussi transportée des années plus tard, lorsque cette même sœur Colombe nous a accompagnés, mon frère et moi, dans la préparation des obsèques de notre père, qui, ironiquement, depuis la dernière rangée de l’église pendant ma confirmation, lui avait chanté «Colombe, envole-toi» avec d’autres pères qui auraient préféré que leurs enfants soient en morale.

Impossible de te lire comme si Grand-Mère était pour moi une page blanche, impossible d’empêcher les incessantes inférences qui me font sortir de l’œuvre et m’y plongent plus profondément à la fois. Je sais bien que tu as pigé à gauche et à droite dans ton vécu, mais aussi dans celui de tes sœurs, pour créer la trajectoire de tes personnages… qui, par le plus grand des hasards, s’avère un copier-coller de mon propre parcours. De l’école Laflèche en 1990, au cégep de Shawi en Arts et lettres en 1997, jusqu’à — coup de grâce — Montréal, sur le Plateau, à la fin des années 2000. Là où tes personnages sont, j’étais, je suis. En lisant La classe de madame Valérie, j’ai pu voir, toucher, sentir tes descriptions, tes anecdotes par le truchement de ma propre vie, comme un film Super 8 qui se déroule à dix-huit images par seconde et dont la bobine a jammé avec un goût de framboise suédoise quand j’ai lu ceci, à la page 364: «Au primaire, j’habitais sur la Deuxième Avenue, pas très loin du dépanneur Hélène.» Bam. Le dépanneur de mon père, qui portait le nom de ma mère. Quand même ton livre dit que t’étais mon voisin, c’est que La classe de madame Valérie, c’est pas mal ma vie, à un détail près: je ne me suis pas suicidée dans un garage. Et, comme j’étais toujours vivante, je n’allais pas arrêter de te lire.

Document 1 et Sam ont suivi, me procurant le même plaisir de lecture et me jetant eux aussi par terre en raison des similitudes avec mon petit vécu d’inconnue. Comme j’étais techniquement de la promotion de Sam à Du Rocher en 1996, j’ai failli aller feuilleter mon album de finissants pour couper court à l’intrigue. Et dire que je suis habituellement de celles qui n’en ont rien à cirer de la part de réel dans l’autofiction! Ton habileté à enchevêtrer la fiction et le réel était en voie de me transformer en monstre.

Ceci dit, au fil de la quête sur les traces de Sam, c’est avec grand bonheur que j’ai retrouvé Stéphane Daoust et sa légendaire insignifiance, deux personnages que j’avais eu l’occasion de côtoyer au défunt Café Figaro. Mentionnons simplement que je n’en ai pas voulu à Sam de le varloper joyeusement et que je ne prévois pas, à long terme, me procurer de t-shirt «J’aime Shawi». Or, avec les souvenirs de Stéphane Daoust sont aussi remontés ceux d’une de mes collègues du café. Julie Parent. La Julie. Ta Julie. Celle d’Un livre sur Mélanie Cabay, dans lequel j’ai été étonnée de la voir surgir. «Ah ouin? François Blais a tripé sur Julie Parent?» que j’ai pensé. Je l’avais bien appréciée comme collègue, Julie. Tellement que je l’avais moi aussi googlée, quand j’étais à l’université. Mais hormis sa collaboration à P45, moi non plus, je n’avais rien trouvé. (Pour ce que ça vaut, sache que je la voucherai toujours plus que Dominique Boucher, qui poireaute encore au purgatoire de mes demandes d’amitié Facebook non acceptées, à cause d’une bitcherie qu’elle m’a faite à l’université.)

Trivial de me perdre dans ce genre de considérations et de souvenirs dans un livre qui veut nous faire réfléchir sur la mémoire et la violence faite aux femmes? Je te l’accorde. Je salue ton travail, d’ailleurs. Mais des inférences, on ne peut pas mettre ça en laisse. Ça court dans la direction que ça veut, comme des chiens sur une terre à la campagne.

Bref, je ne pourrai jamais savoir comment je recevrais ce que tu écris si je m’appelais Karine et que j’étais née en 1989 à Rimouski. De toute façon, je ne changerais pas mes origines et, je l’avoue, ça me rend quand même un peu fière, même si on ne s’est pas tant connus, de dire: «François Blais? C’était mon voisin d’enfance!»

Je te dis donc merci pour ton talent et tes récits chargés de souvenirs qui goûtent bon le Fun Dip, et sans rancune pour le saignement de nez. On se voit peut-être aux Rivières.

(Oh! J’ai croisé Julie Parent, cet été. J’ignore si elle a repris avec Éric Vandal mais, pour l’avoir de mes yeux vue traverser Saint-Denis au coin de Laurier, je te confirme qu’elle est toujours bien vivante.) ♦

Josiane Cossette
La petite fille du dépanneur

Dépanneur


Native de Grand-Mère, Josiane Cossette est aujourd’hui conceptrice-rédactrice publicitaire à Montréal. Elle écrit surtout pour les autres, mais renoue de temps à autre, avec bonheur, avec son passé de littéraire (puisqu’il faut bien que son presque-doctorat serve à quelque chose).

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