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La mérule qui s'infiltre

La mérule qui s'infiltre

Dans L’apparition du chevreuil, Élise Turcotte détaille, grâce à une écriture fine et lucide, la manipulation des êtres et des mots, la violence qu’elle contient, les traques qu’elle provoque. L’intimidation et la violence postconjugale racontées avec brio.

Roman

Dans L’apparition du chevreuil, Élise Turcotte détaille, grâce à une écriture fine et lucide, la manipulation des êtres et des mots, la violence qu’elle contient, les traques qu’elle provoque. L’intimidation et la violence postconjugale racontées avec brio.

La narratrice du roman de Turcotte s’enfonce dans la forêt pour écrire, pour trouver les mots d’une histoire qui l’habite. Elle prend possession d’un chalet loué, découvre son isolement, apprend à faire du feu, guette les chevreuils, se décide à écrire. Se révèlent alors deux récits qui expliquent sa fuite dans le bois: d’une part, l’intimidation dont elle a été victime sur les réseaux sociaux par Rock Dumont, qui impose l’autorité de sa parole masculine; d’autre part, les agissements du beau-frère, pervers narcissique manipulant sa femme et son fils (et les autres, nécessairement). La prise de parole ne peut exister dès lors que contre la volonté de ces hommes à la faire taire; elle ne pourra se réaliser que par fragments, par courts chapitres, que dans les hiatus des gestes à poser pour se défendre et tenter une libération qui engage sa famille en premier lieu.

Les fondations effritées

On ne dira jamais assez à quel point l’autrice du Bruit des choses vivantes est une écrivaine des lieux: même s’ils sont intimes, privés, ils demeurent liés aux autres, porteurs d’échos, d’histoires, véritables paysages mémoriels, habitacles protecteurs, mais grugés par le drame. Dans le chalet loué à Aron, la narratrice arpente son nouveau territoire, autant pour s’immerger dans la nature que pour se trouver des voies de sortie, tant la peur la gangrène. Peur de Rock Dumont, de l’actualisation de ses menaces, d’être la proie d’un masculiniste membre d’un groupe d’extrême droite. Elle fuit en tentant de s’effacer dans le bois, sans cellulaire pour ne pas être repérée. Lors de ses rondes en forêt, elle découvre un chalet abandonné, rongé par un champignon, la mérule. L’image est forte: elle rend compte du foyer assiégé par la violence et des effets pervers d’un manipulateur qui dissout les mots, la pensée, qui retourne les choses et les êtres à son propre profit.

Le beau-frère isole la narratrice parce qu’elle dénonce ses actions délétères. Il kidnappe son fils, va vouloir en faire la copie de sa personne en discréditant tous les gestes, toutes les paroles qui accorderaient à cet enfant une autonomie, une existence hors du projet de contrôle du père. Turcotte, en suivant les tentatives de sa narratrice pour alerter la famille, montre, sans démonstration, comment la manipulation s’appuie sur la conciliation, la tendresse des êtres, la volonté de faire la part des choses, parce que les rapports de force inégaux ne sont jamais évoqués, remis en cause. Les maisons se disloquent, les paroles cèdent aux mensonges, les voix se taisent, les mérules gagnent du terrain.

La thérapie par les histoires

La narratrice est renvoyée à son silence, aux reproches qu’on lui adresse d’avoir parlé, d’être sortie du cercle du mutisme conciliateur. C’est dire que dans ce roman, l’intuition de la force de la parole est manifeste. Cette force est incarnée, entre autres, par la figure du Elle, qui évoque la psychologue que la narratrice consulte pour cerner les effets de l’intimidation dont elle est victime. La voie de la thérapie convie à écrire, à mettre en scène le fil de la trace, à valider une autre autorité sur cette histoire que celle, fonciè-rement arbitraire, incontestable et violente, du beau-père. La narratrice le fait en alternant sa propre histoire de fuite, de traque, avec de courtes vignettes qui instillent de la durée, de la sensibilité dans ce qui est vécu par l’enfant, pris dans les rets du père.

Chez Turcotte, il y a toujours eu une grande capacité à écrire l’enfance, à camper sa fragilité et l’isolement que les garçons, les filles éprouvent, à montrer l’abandon et le récit pour retisser des liens. L’île de la Merci et Le bruit des choses vivantes évoquaient ces questions frontalement. L’apparition du chevreuil remet de l’avant cette image du jeune isolé dans la froideur du monde, du père. Dans des phrases d’une profonde tendresse, Turcotte raconte les peurs de l’enfant, ses moments de grâce, ses stratégies de protection ainsi que le lien fort l’unissant à la narratrice. Autour de ce personnage, dans sa force retrouvée au fil de l’histoire, l’autrice parvient à opposer la nature, la douceur et la parole à la manipulation: «Je n’écris pas pour dévoiler la vérité. Simplement, j’ai besoin de dessiner une ouverture afin qu’une vérité ne soit pas enterrée vivante. S’il existe un cimetière des mots arrachés aux êtres qui comprennent, je veux pouvoir m’y promener. Dans ce cimetière, la pensée est redoutable.» ♦

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Élise Turcotte
Québec, Alto
2019, 160 p., 21.95 $