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Là, là-bas

Il y a d’abord le paysage: infini et lointain. L’absence de frontière permet une mythification de la contemplation, où le poète erre.

Poésie

Il y a d’abord le paysage: infini et lointain. L’absence de frontière permet une mythification de la contemplation, où le poète erre.

Avec plus d’une vingtaine de recueils de poésie publiés sur un demi-siècle de création, Roger Des Roches n’est pas l’un de ces vieux routiers qui se contentent d’opérer sur le pilote automatique. Il préfère peaufiner une à une les nouvelles pierres de l’édifice poétique qu’est son œuvre. Faire crier les nuages est un recueil qui s’inscrit dans la continuité des précédents, mariant l’intime (dixhuitjuilletdeuxmillequatre, 2008) et le total (La cathédrale de tout, 2013), l’immatériel (Nuit, penser, 2001) et le physique (Le corps encaisse, 2015). Ce plus récent livre se veut une plongée dans l’image qui, même figée, bouge encore.

Construire un sanctuaire

Lorsqu’on croise, dès les premiers poèmes, un vers comme «On se répète qu’un temple fragile va naître», on sent le poète en terre familière, en train d’ériger, comme à son habitude, un sanctuaire aux langues multiples pour un seul culte. Des Roches joue avec le langage comme on joue avec un enfant: avec des règles aux libertés grandioses et un abandon du réel et du convenu. Pour lui, «[l]e silence est un orgueil», il cherche à dire les choses mouvantes, à habiter le paysage, quelles que soient les conséquences.

Élément: les naufrages ne persistent pas,
alignés sur la chaussée,
démence en cuir saignant.
Pins étourdis, cerfs de tempête.
La lune semble trop agitée.
Une grammaire appuyée contre la hanche,
on se découvre heureux parmi cette milice.

Cette milice, Roger Des Roches la guide tout au long du recueil, il n’écrit jamais seul, les deux mains dans le poème, le «on» et le «nous» priment de vers en vers — l’auteur mentionnait récemment en entrevue qu’il s’était donné la contrainte de ne jamais utiliser le «je» —, avançant à plusieurs dans le verbe. La question que pose le livre est simple, mais loin d’être candide: comment contenir le paysage en sublimant sa contemplation? Comment dire l’image en allant au-delà d’elle, en allant «là, là-bas» comme le répète souvent Des Roches dans le recueil. Les outils du poète sont ceux d’une langue aux possibilités innombrables et aux échappées célestes, sans quoi il ne pourrait saisir les «[v]astes pans de soleilnuagesoleilrevanche».

Habiter le paysage

Faire crier les nuages alterne le poème en prose et le poème versifié, le style choisi répondant toujours au besoin des sujets, des pistes de réflexion. Le vers court longtemps: «On voit surgir rugir:/hélices, trombes, verges nommées décorées,/cérémonies chaos d’enfants conquis,/engins résistance ou engins élégance/lorsque l’on veut parfois surprendre l’histoire.» La prose elle aussi s’allonge, essoufflant le lecteur comme une tirade essentielle pour saisir l’instantané. Pour faire crier les nuages, le poète propose un recueil ambitieux qui prêche cependant parfois dans l’excès. Constitué de cent soixante deux poèmes, le souffle est immanquablement inconstant. À quelques reprises, certains textes de cette courtepointe semblent redire, alors que certains pâlissent à l’ombre d’autres poèmes plus forts, plus fins.

Or, nous avons le rituel blanc, la traque noire, le cauchemar semé de pâte d’ocre. Nous avons l’élan, le trajet, les dialogues par lesquels, en ces parcs de minotaures éblouis par l’œuvre, le désir de l’œuvre, nous devenons citoyens au sang secret. Nous entrouvrons nos manteaux pour laisser s’échapper des crimes, des oiseaux criards.

Si le recueil anhèle au deuxième tiers, ce n’est que pour mieux reprendre son élan dans le dernier droit. Nous nous devons, dès notre entrée dans ces paysages, d’accepter la totalité du projet, et pour ce faire Des Roches avertit son lecteur assez tôt qu’il devrait «[l]ire les paragraphes fous, traduire les actes», alors qu’un peu plus loin «on guide les entêtés, les costauds, les coriaces, on épouse la folie».

Les images fusent, fuient, défilent et s’entrechoquent. Le poète, lui, tente de saisir les moments, les prendre de vitesse alors que «[l]es horloges marquent quinze heures et la tragédie.» Dans les dernières pages, les gardiens prennent de multiples formes: ils sont «sur la digue balayée par l’espoir», «santé, colère», «président de l’étal aveuglé», «orateurs, catégorie puissance». Ils rôdent en fin de recueil comme pour préserver encore un peu le fuyant, celui des paysages parfois effrayants qu’on désire habiter. «Nous sommes les techniciens, les brigands, les ambulants, les impérieux, nous assistons aux métamorphoses», voilà les rôles que Des Roches nous délègue dans ces pages, un endroit tout sauf fixe où «[n]ous n’avons pas faim, nous sommes impatients». ♦

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Roger Des Roches
Montréal, Les herbes rouges
2017, 196 p., 18.95 $