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La fausse laide

Un coup de poing dans le ventre. Souffle coupé. Dur, à la limite violent, mais d’une grâce et d’une beauté remarquables.

Bande dessinée

Un coup de poing dans le ventre. Souffle coupé. Dur, à la limite violent, mais d’une grâce et d’une beauté remarquables.

Marie-Noëlle Hébert, illustratrice, publie ici son premier album de bande dessinée. Entièrement réalisé en noir et blanc, au crayon à mine, le dessin est réaliste, sobre, nuancé et magnifique. L’exercice périlleux que représente l’autofiction est brillamment réussi. L’honnêteté avec laquelle la dessinatrice raconte son histoire émeut le lecteur. La petite Marie-Noëlle ne s’aime pas, son surplus de poids la dégoûte et elle déteste son visage. Elle en vient même à haïr le monde qui l’entoure. Heureusement, une amitié la sauve d’un destin qui s’annonçait tragique.

Le mal

La Marie-Noëlle de l’album est née en 1990 de parents aimants, souvent maladroits, mais remplis de bonnes intentions. Toute jeune, comme les autres fillettes de son âge, elle s’amuse à s’imaginer en princesse. La réalité, cette garce, la frappe de plein fouet, et ce, sans lui laisser le temps de reprendre son souffle. À huit ans, elle porte des vêtements de taille adulte tout frais sortis du chic magasin Sears. Sa mère ne sait pas comment réagir face au désarroi de sa fille, tandis que son père remet de l’huile sur le feu avec des remarques qu’il croit drôles, mais qui blessent Marie-Noëlle. La meute qui peuple la cour d’école lui arrache le peu de dignité qui lui reste en se moquant d’elle et en l’affublant du sombre sobriquet de reject. Comment peut-on insulter ainsi cette innocente et attachante enfant qu’on a vue danser, sur deux planches, dans des cases ressemblant à des photogrammes? Quelques pages plus loin, sous une reproduction d’une photo d’elle au début de l’adolescence, un texte rempli de fautes, visiblement écrit à cet âge ingrat, explique bien la douleur de la narratrice. Un des talents de l’autrice repose d’ailleurs sur sa façon de nous montrer l’évolution physique et psychologique du personnage principal au cours des années.

Dans une séquence presque onirique de l’album, alors qu’elle se regarde, adolescente, dans le miroir et qu’elle se trouve laide,
ce sont des gros plans de certaines parties de son visage qu’on voit. Or, n’importe qui observant son reflet de si près dans une glace y trouverait des défauts. Les railleries dont elle est victime la poussent dans ses derniers retranchements. Elle répétera d’ailleurs tout au long des pages: «je m’haïs». Les cases deviennent gris foncé, cauchemardesques. Un peu comme dans un journal intime, elle partage de nombreuses parcelles de son intimité en rassemblant ses pensées les plus sombres.

L’espoir?

Les choses ne vont pas mieux pour la Marie-Noëlle, jeune adulte. Son poids l’obsède, elle a son corps encore plus en horreur. Son regard se noircit de planche en planche. Elle se hait tellement qu’elle en déteste les autres, cherche à se couper de son entourage. Des idées noires la hantent: elle se promet d’en finir avec la vie à vingt-trois ans si rien ne change. Puis, une amitié inattendue avec Matilda, rencontrée à l’université, lui fait reprendre goût à la vie. On pourrait presque qualifier cette rencontre de coup de foudre amical. En plus de partager les affinités de la narratrice, la nouvelle amie aide Marie-Noëlle à trouver des solutions à ses problèmes d’estime. Elle lui conseille de consulter un professionnel pour parler de son mal. Rien n’est facile, cependant: sa famille continue d’insister sur son problème avec la nourriture — inconsciemment bien sûr, ne mesurant pas l’étendue des dégâts. Sans jamais prendre en pitié la narratrice, le lecteur saisit tellement bien sa souffrance qu’il en a presque mal avec elle. Puis, doucement, au dernier quart de l’album, Marie-Noëlle va mieux. Pour la première fois du livre, elle sourit dans quelques cases. Toutefois, on n’efface pas si rapidement les séquelles de l’enfance. Les dessins s’éclaircissent légèrement, laissant passer davantage de teintes de gris pâle, mais rien n’est gagné.

Les dernières planches du livre sont sublimes. Au cours d’une rencontre avec la psychologue, Marie-Noëlle raconte qu’elle a regardé une vidéo tournée par son amie Matilda et que, pour la première fois de sa vie, elle s’est trouvée belle. Ces images, toutes simples, nous sont montrées. Son sourire est franc, beau, engageant. Ensuite, elle se dessine plus jeune, avec le même sourire. Et cette phrase, assassine, qui prend au ventre: «Et si je m’étais aimée dès le départ?» On est loin du témoignage pathétique qu’on retrouve trop souvent dans les médias, comme on est tout aussi éloigné de la «leçon» qu’on devrait tirer de cette histoire. Cette candeur, ce dévoilement ne veulent rien nous apprendre; simplement nous faire ressentir le combat, la douleur d’un être humain face à lui-même. Et c’est beau. Très beau. ♦

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Marie-Noëlle Hébert
Montréal, Quai no 5
2019, 104 p., 26.95 $