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La classe est un théâtre

La classe est un théâtre

Après le très beau Kuessipan, Naomi Fontaine revient en force avec un deuxième roman fragmenté, Manikanetish, qui signifie «petite marguerite».

Roman

Après le très beau Kuessipan, Naomi Fontaine revient en force avec un deuxième roman fragmenté, Manikanetish, qui signifie «petite marguerite».

Sûrement un effet de la double fonction des écrivains — le métier alimentaire des auteurs est souvent dans le domaine de l’enseignement —, les récits qui se passent à l’école et au collège sont très nombreux au Québec. Sans qu’un sous-genre ait émergé comme le campus novel aux États-Unis, la relation pédagogique et les entraves à l’apprentissage sont des sujets traités fréquemment dans le roman québécois, mettant en scène le microcosme de la classe, avec ses trajectoires personnelles, ses conflits, ses rapports d’autorité.

La voie d’un retour

Naomi Fontaine aborde ce sujet par le biais d’une professeure d’origine innue qui revient, après une longue absence perçue comme un exil, sur la réserve d’Uashat où elle est née, pour enseigner le français à l’école secondaire Manikanetish. Appartenant à la communauté, mais influencée par ce qu’elle a vécu à l’extérieur, Yammie fait le choix de revenir, de s’investir dans l’éducation des Innus. L’enseignante est engagée dans un combat, celui de donner des outils à sa communauté pour qu’elle se développe. Mais jamais dans le texte ce volontarisme n’est mis au centre de la narration. Ce n’est pas l’histoire d’un héroïsme pédagogique qui est célébrée. Au contraire, c’est par le biais d’une multiplication de vignettes — où alternent le récit des parcours personnels des élèves, les interactions joyeuses et tendues en classe, avec sa redécouverte de la vie sur la réserve —, que l’on voit la narratrice naviguer entre les projets de la direction, sa solitude, ses escapades, ses nouvelles relations, les incidents à l’école, les mauvaises nouvelles dans la communauté qui viennent compliquer ses projets (suicide, ruptures,etc.).

Il en résulte un récit de prime abord un peu décousu, mais que la romancière parvient à cerner à partir du moment où une pièce de théâtre deviendra le projet central des élèves et de Yammie. En choisissant de monter Le Cid, ceux-là s’obligent à sortir de leur réalité immédiate, à lier leurs problèmes personnels, existentiels et sociaux à une trame qui les dépasse. Loin du traitement un peu pittoresque qu’on retrouvait dans un film comme L’esquive sorti en 2004 et réalisé par Abdellatif Kechiche — qui abordait aussi le théâtre classique en milieu scolaire marginal —, le roman fait du théâtre un révélateur de personnalités diverses, un espace pour d’autres rôles, pour se créer des masques et en retirer.

Un portrait fragmenté

C’est ce qui étonne le plus et qui plaît derechef dans ce roman: le microcosme adolescent et innu dépeint n’est jamais présenté comme un tout, comme un document sur la vie autochtone, comme un reportage bien intentionné où s’accumulent les images toutes faites sur la détresse des jeunes des réserves. Au portrait de groupe, Fontaine préfère la trajectoire personnelle, la réflexion existentielle à la volonté de nommer les troubles sociaux. La trame de Manikanetish s’apparente à un autre roman fort récent (et puissant), Nirliit de Juliana Léveillé-Trudel, paru en 2015 à La Peuplade, mais le traitement en est profondément différent. Dans les deux cas, même structure sur une année scolaire, même prémisse de l’arrivée d’une relative inconnue, même narratrice féminine, même tentative de dire les espoirs et les contraintes d’une transmission culturelle par le biais de vignettes centrées sur les élèves et les membres de la communauté, mais si Léveillé-Trudel cherche surtout à dire pour les gens du Sud la réalité inuite, Fontaine évite le piège d’établir un nous et un eux, des catégories qui excluent les êtres et les confinent à des rôles préétablis.

Ainsi, les comportements des personnages ne sont pas lus en fonction d’appartenance, mais en vertu d’un parcours spécifique; avec pour effet que le roman ne dresse pas les frontières de la communauté, mais qu’il montre pour chaque personnage comment des fissures dans les limites perçues sont rejouées par les événements, les interactions et la découverte du théâtre. Cette histoire donne du lest à chacun des rôles joués par les protagonistes; elle se tient loin du jugement, sans jamais idéaliser ce qui se déploie.

Une communauté d’histoires

C’est cette dimension puissante, celle d’une individualité réclamée, affichée et en tension avec les autres, qui donne sa force au roman. Si certaines vignettes auraient mérité d’être resserrées et si les chutes de quelques textes brefs manquaient de finition dans la première partie, l’ensemble prend graduellement sa forme pour imposer des personnages complexes, surprenants, qui laissent voir un pan de réalité très peu abordé. Il y a une grande originalité dans la composition du portrait de groupe, avec des jeux de lumière qui individualisent et qui rapprochent la trajectoire de la narratrice de celles de ses élèves, dans une immense communauté d’empathie. Récit d’abord d’exil et de retour, Manikanetish devient non pas une trame qui plaide pour l’ancrage, mais au contraire pour que les récits, de soi et des autres, nous donnent de l’horizon et le sentiment de ne pas être seuls. ♦

Auteur·e·s
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Naomi Fontaine
Montréal, Mémoire d’encrier
2017, 150 p., 19.95 $