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La chute de l'ange

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On raconte que Lucifer était le plus bel ange et que sa révolte contre Dieu a entraîné sa chute. Le «porteur de lumière», figure prométhéenne avalée par la chrétienté et dont le rôle demeure central dans notre culture, est puni de son orgueil d’avoir voulu s’élever au-dessus des autres, d’éclairer le monde comme l’étoile du matin se lève au-dessus des champs avant que le soleil ne vienne embraser ses carrières. Son ombre s’étend sur le visage du Christ, celui de Virgile, de Dante et de Baudelaire, en passant par Milton, Shelley et Faust, avec un tel éclat que la tradition poétique moderne semble avoir trouvé dans cette rébellion de Lucifer le motif obsédant par lequel elle tente de définir son rôle social.

Or, il est bien connu que le Diable, en Canada, avait la fâcheuse habitude d’apparaître uniquement durant les fins de veillées pour faire danser la plus belle fille du village. Il se préoccupait bien peu de poésie. Le premier à le défier, un dénommé Hector de Saint-Denys Garneau, enfilera les vêtements d’Orphée pour descendre retrouver celle qui, perdue dans les enfers du bordel, ne remontera jamais à la surface. C’est en 1937, sur ce tronçon de la rue Saint-Vallier qui passe en douce sous l’Hôtel-Dieu, qu’il émergera de son périple en ayant laissé filer sa joie et son ombre dans les bras du Ciel de Québec, au cœur de «la belle, l’extraordinaire lumière de notre pays à la fin de l’hiver1».

Il fallut attendre 1948 pour que le cri se fasse entendre, pur incendie de tout le terrain vierge qui s’étendait de Montréal à Saint-Félicien: c’était Paul-Marie Lapointe. Dans cette poésie immédiate imprimée sur une Gestetner de location, au mépris de la morale, de l’esthétique et du politique de son temps, ces petits et grands théâtres de la vie étouffée à même les pores du réel, Lapointe condensait en un volume la lumière vive d’une poésie appelée depuis toujours à réinventer le monde qu’elle contribuait à détruire: «tout explose dans la ville sauf nous qui sommes en-dehors-de-la-ville qui est dans la ville qui n’existe pas en dehors de la ville2».

Dans un entretien accordé à Michel van Schendel et Jean Fisette en 1992, Lapointe raconte les circonstances entourant la publication du Vierge incendié, et

la découverte de la possibilité de tout remettre en question, par l’écriture ou par quelque autre activité créatrice de même nature. En fait, le sens de «poésie», je pense que c’est là que je l’ai trouvé. Il faut que la poésie soit subversive, qu’elle se pose contre l’ordre établi, qu’elle remette en question le monde dans lequel tu vis, son langage. […] La poésie c’est la voix de l’individu dans la foule, le cri de la solitude de l’être dans la société. La poésie, c’est un discours anti-social3.

Il précisera plus loin qu’elle est surtout anti-société, et qu’elle aime avant tout le monde qui la compose, sinon elle ne serait jamais en mesure de se révolter. Cette conception du rôle de la poésie, comme étant un nécessaire travestissement du monde et de son langage à travers le cri d’un individu, n’a jamais changé chez Lapointe, qui s’était déjà exprimé sur cette question dans les années 1960:

Face au monde à transformer dans ses structures, dans l’évidence de ses structures, la poésie ne peut paraître qu’inutile. Mais, si la poésie ne s’aligne pas dans la stratégie des politiques, elle n’en est pas moins l’arme essentielle de la véritable Révolution. Elle est dissidente, mais n’existe que pour l’accomplissement de l’homme4.

C’est devenu un lieu commun que de considérer les poètes de la Révolution tranquille comme les fers de lance de l’avènement de la Terre Québec, pour reprendre le titre de recueil bien connu de Paul Chamberland. Mais il faut aussi observer à quel point le discours nationaliste a accaparé la révolte dont nous parle Lapointe, elle qui n’a rien à voir avec notre indépendance politique, mais plutôt avec l’indépendance d’esprit nécessaire à l’éclosion des œuvres véritablement subversives de notre courte histoire. Ainsi, pendant qu’on la cherche chez Chamberland, Miron ou Godin, qui tracent surtout les contours de la vie résignée pour esquisser cet homme agonique dont on finit par ne plus savoir s’il est un révolté ou un mort-vivant, la subversion s’incarne dans le théâtre foudroyé de Michèle Lalonde, annoncée par des Panneaux-réclame5 sur lesquels on lit: «La poésie sera totale ou ne sera pas.» Cette subversion parcourt, telle une longue improvisation de free jazz, le phrasé plein d’accidents de Louis Geoffroy: «l’île meurt et meurent aussi les ordures sublimées de sentiments de conquis — l’homme seul danse ridiculement seul, la larme à l’œil, le cou coupé, wagon de tête face au vide d’un désert sans rail6

Femmes-colères

Huguette Gaulin, dans Lecture en vélocipède (Éditions du Jour, 1972), débarrasse le langage de tout ce qui n’est pas nécessaire à son implosion. Mais le langage échoue à la libérer d’un quotidien aliénant, de sa fonction sociale qui, pour les femmes, signifie encore et toujours prendre soin des autres sans jamais avoir droit à une chambre à soi. Dans son journal, peu avant son immolation publique, elle écrit: «J’allais faire l’amour avec le feu puisque je ne trouvais pas de compagnon plus puissant, plus tenace. J’allais me pervertir dans le feu, me laver à même les cendres7.» S’unir au feu, à la source vive de la lumière, n’est-ce pas d’abord reprendre le rôle de cet ange qui se révolte contre son maître?

La révolte, indissociable de notre modernité poétique, se clôt ainsi sur deux morts qui frappent l’imagination: le saut de l’ange Gauvreau dans l’abîme et l’«autodafé» de Gaulin. Avec des précurseurs comme ça, on n’a pas besoin d’enfer.

Accompagnant d’abord un Denis Vanier «malade de boisson sur la route de la soie8», Josée Yvon délaisse bientôt son costume de fée des étoiles pour produire une des œuvres les plus subversives jamais écrites depuis celle du divin marquis: «à quoi ça pense un bébé de 12 ans avec 3 femmes qui le masturbent, dont sa sœur?// peut-être à un gars9.» Yvon inaugure, avec ses récits scabreux de la vie souterraine des bibittes du Centre-Sud, une poésie des femmes violemment intrusive, qui saccage le réel en lui niant tout droit à l’image, dans un déboulonnement des idoles de la beauté et du soi-disant lyrisme révolutionnaire des mâles célébrant la femme comme un trophée à mettre à leur boutonnière de révoltés. De la hanche d’Yvon naîtra toute une constellation d’écrivaines dont la révolte constitue un puissant moteur métaphorique, de Carole David à Catherine Lalonde, en passant par Hélène Monette et Geneviève Desrosiers. Cette dernière, dont l’œuvre tient essentiellement à un seul livre publié de manière posthume par L’Oie de Cravan en 1999, continue d’exercer une influence prépondérante sur les forces vives de la poésie nouvelle.

Révoltes contemporaines

Une chose est certaine, les œuvres contemporaines dans lesquelles s’exprime le plus clairement la révolte sont rarement celles que l’on célèbre sur le champ, mais elles marquent au fer rouge leur époque: le travail de Jean-Sébastien Larouche est à cet égard précurseur de plusieurs transformations qui sortiront la poésie québécoise des ornières formalistes où elle s’était enfoncée, tout comme celui de Jean-François Poupart remettra de l’avant un lyrisme oublié dans les décombres du siècle. Ce sont d’ailleurs ces deux braques (il fallait les voir cracher dans le micro à l’époque où le slam n’était qu’un rituel de danse ensauvagée) qui contribueront par leur travail éditorial, respectivement à L’Écrou et aux Poètes de brousse, à un décloisonnement des perspectives que nous pouvons aujourd’hui observer à l’œil nu, le milieu poétique ayant mué en cet assemblage hétéroclite, lyrique, révolté, impudique et malpoli qui jure avec une littérature de plus en plus confrontée aux impératifs économiques de sa mise en marché. La poésie a survécu à sa professionnalisation.

Et un matin, un coup de téléphone nous transperce le crâne. Et nous appuyons au hasard, le doigt humide entre les pages, sur cette gâchette sensible aux tempes: «Ma mère m’a dit de rester forte dans le monde des hommes. Je suis née avec ça dans la gueule, dans mes échantillons de pisse et dans la chimie de mon bois tinctorial. J’ai le froid de l’intellect en héritage. Ma jouissance y répand des fautes de frappe10.» Il n’y a pas d’erreur: c’est exactement ça. Il faut brûler les idoles. ♦

Chute AngePhoto: Cindy Boyce

 


Maxime Catellier est né à Rimouski et vit à Saint-Anicet  Il enseigne la littérature au Collège de Valleyfield. Dernier titre paru : Le temps présent, Boréal, coll  « Liberté grande ». 

  • 1. Jacques Ferron, Le ciel de Québec, Montréal, Éditions du Jour, 1969, p.390.
  • 2. Paul-Marie Lapointe, Le réel absolu, Montréal, L’Hexagone, 1971, p.47.
  • 3. Voix et Images, volume17, numéro 3, printemps 1992, p. 387-410.
  • 4. Cité par François Dumont dans Usages de la poésie, Québec, PUL, 1993, p.105-106.
  • 5. Michèle Lalonde, Défense et illustration de la langue québécoise, Paris, Seghers/Laffont, 1979.
  • 6. Louis Geoffroy, Le saint rouge et la pécheresse, Montréal, Éditions du Jour, 1970, p.53.
  • 7. Cité par Carole David dans Huguette Gaulin, sœur de feu, Le Devoir, 13 février 2016.
  • 8. Denis Vanier, Le clitoris de la fée des étoiles, Montréal, Les Herbes rouges, 1974.
  • 9. Josée Yvon, Danseuses-mamelouk, Montréal, VLB, 1982, p. 81.
  • 10. Daria Colonna, Ne faites pas honte à votre siècle, Montréal, Poètes de brousse, 2017, p. 60.
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