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La chair comme rédemption

La chair comme rédemption

Venue de la poésie, Stéphanie Filion ne la quitte pas tout à fait avec son premier roman qui se déploie en touches (parfois un peu trop) impressionnistes.

Roman

Venue de la poésie, Stéphanie Filion ne la quitte pas tout à fait avec son premier roman qui se déploie en touches (parfois un peu trop) impressionnistes.

Les mots nous suggèrent à maintes reprises une double inter-prétation; le séjour au Proche-Orient suit la ligne parallèle du voyage intérieur. Le récit commence lorsque Jeanne, la narratrice, survole la mer libanaise de Marmara. Accueillie par Rania, qui facilitera sa compréhension du pays, elle s’y rend pour effectuer des recherches sur les rites funéraires. Sans savoir si ce travail est mené dans un but professionnel, on comprend rapidement que cette quête est liée à quelque chose de profondément intime. Jeanne veut aller à la rencontre des femmes endeuillées de ce pays meurtri par des années de guerre. De Beyrouth en passant par Edhen, au nord, Jeanne prend aussi la mesure des paysages, des couleurs, de la lumière, des rencontres. Paradoxalement, c’est dans le dépaysement qu’elle aura l’impression d’être au plus près d’elle-même. «Je trouvais enfin un peu de paix après sept années à m’être sentie étrangère à moi-même.» Affranchie de tous regards connus et référents du passé, elle éprouve sa timide, mais réelle, liberté nouvelle.

Les lieux du pèlerinage

La vie de Jeanne a pris une trajectoire fatale le jour où, sept ans auparavant, elle a perdu son mari et son fils dans un accident de voiture. Depuis, elle photographie tout ce qu’elle voit, cherchant à capturer les détails de l’instant pour ne plus rien laisser fuir. L’oubli serait la fracture définitive: «Je pouvais d’un clic arrêter le temps, le fixer, l’immortaliser.»

Parfois, de très courts chapitres rappellent des vers poétiques, non seulement dans la forme, mais aussi dans la façon de révéler un détail qui devient à lui seul un univers.

Il fait chaud.
La nuit, c’est un peu plus frais, mais on a tout de même droit à un concert.
Tu entends ce bruit?
Les grillons?
Ce sont des ziz!

Certains passages ressemblent à des tableaux ou aux photo-graphies que prend Jeanne. Une atmosphère délicate s’en dégage, reconnaissable au grain des nuances, aux formes ambivalentes. Mais la distance qu’impose l’image ne peut rendre son corps à la femme qui vit en apesanteur depuis plusieurs années. C’est la matérialité de la chair d’un autre homme qui lui rendra sa faculté à ressentir et à se réapproprier ce corps, devenu atone par les couches successives du deuil. La transformation qui s’opère intérieurement est illustrée par les mues que le climat provoque chez Jeanne; des lambeaux de sa peau se détachent pour laisser place à un nouvel épiderme. Cette défaillance l’amène à user plus intensément de ses autres sens, laissant place à une sensualité qui la remet au monde. Sa rédemption adviendra donc par la rencontre de Julien, un jeune judoka qui lui fera redécouvrir la confiance et l’abandon. Chacun de ses effleurements est un bivouac où elle dépose les armes.

À la naissance de mes cuisses, la peau se soulevait par endroits. Sa main s’est faufilée entre mes deux peaux, l’ancienne qui s’arrachait et la nouvelle, rose et nue. C’était un plaisir qui m’avait toujours semblé interdit et honteux, mais pour Julien, cette caresse était la plus naturelle du monde.

Résister à l’oubli

L’état hallucinant du deuil de Jeanne est décrit dans le roman par le manque viscéral, le vif étonnement de l’absence, puis par un quasi-espoir — avant que la narratrice ne retombe dans la réclusion et le doute obstiné de ne pas pouvoir s’en sortir —, et donne une voix touchante au roman. La sobriété de l’écriture invite à retenir chaque mot, à rebours de la surenchère de bruits, de paroles, de réparties qui meublent l’ordinaire.

Si plusieurs passages envoûtent indéniablement par leur plénitude, l’ensemble laisse un sentiment d’effleurement. Le personnage de Julien, s’il suscite des bouleversements chez la narratrice, apparaît insuffisant au lecteur. Son éloquence, qui fait naître tant d’émois chez Jeanne, peine à convaincre. Ses allusions à d’autres pans de nos vies, qui se dérouleraient en même temps que ceux dont nous sommes conscients, n’ont rien de nouveau et auraient eu avantage à être approfondis. Les analogies entre les leçons de vie et les principes du judo ne sont pas toujours persuasives.

Le titre du livre réfère d’ailleurs à une des prises de l’art martial pratiqué par Julien qui consiste à déséquilibrer son adversaire par l’arrière. Il s’agit peut-être finalement de ce fragile travail de fildefériste, présent aussi dans les enjeux du désir, qui manque pour parfaire l’œuvre. On passe trop souvent de l’incandescence d’une phrase parfaite à la facilité d’une autre. Le lien entre la réforme intérieure et le renouvellement de la peau est également trop direct pour s’accorder avec la beauté que contiennent pourtant plusieurs fragments. Car de beauté, ce livre n’est certainement pas dépourvu.♦

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