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La censure existe depuis toujours

Chronique délinquante

La réédition de Marie Calumet, de Rodolphe Girard, est un événement. Ce roman, paru en 1904, a fait scandale et l’auteur, journaliste à La Presse, en a payé le prix, à la suite de la réaction impitoyable du clergé.

En 1904, Albert Einstein étonne le monde avec sa théorie de la relativité. Un énoncé qui bouleverse la pensée et la manière de concevoir l’univers, sans cependant effleurer l’Église du Québec qui exerce un contrôle absolu sur les publications littéraires.

Damase Potvin amorce sa carrière de journaliste et d’écrivain. En 1908, il fait paraître Restons chez nous! qui sera considéré comme le modèle à suivre pendant des décennies. Maria Chapdelaine, grand classique du Français Louis Hémon, d’abord un feuilleton, en France, à partir de 1913, deviendra un vrai livre en 1921. Damase Potvin fera tout pour discréditer l’œuvre de Hémon, enquêtant à Péribonka pour démontrer que le Breton n’a fait qu’un «reportage» sur les gens de ce coin de pays. Il sera à l’origine du mythe d’Éva Bouchard, qui finira par se prendre pour Maria.

Publié à compte d’auteur, Marie Calumet est précédé d’une importante campagne de promotion dans La Presse. Le titre est attendu et Rodolphe Girard se montre plutôt audacieux même s’il devait se douter qu’il allait semer la controverse avec son roman inspiré d’une chanson grivoise que l’on risquait dans les soirées, après avoir levé le coude un peu trop.

Le premier tirage s’envole en quelques jours. Un succès de marketing, un triomphe commercial est à prévoir. L’euphorie ne dure guère cependant, la réaction est brutale. Dans La semaine religieuse de Montréal, l’organe du clergé de la métropole, on décrit les histoires de Girard comme: «sottement et grossièrement conçues […] niaisement et salement écrites», qui plus est, elles constituent un «danger de perversion morale, esthétique et littéraire1

Mgr Paul Bruchési, l’archevêque de Montréal, met le livre à l’index et exige le congédiement du journaliste. Les portes se ferment. Pas un employeur ne prend le risque d’embaucher cet homme considéré comme sulfureux. Il ne peut plus travailler au Québec, migre à Ottawa, devient directeur du journal Le temps et fonctionnaire au secrétariat d’État. Il s’enrôle peu après et participe à la Première Guerre mondiale en tant que soldat en France.

Scandale

Qu’est-ce qui a fait hurler Mgr Bruchési? On le sait, la fiction était sous étroite surveillance. Les balises étaient tracées. On devait s’en tenir à la vie idéale du colon dans une paroisse soumise à son curé.
Un genre popularisé par Antoine Gérin-Lajoie avec Jean Rivard, le défricheur et Jean Rivard, l’économiste. J’ai lu ces deux gros livres au secondaire. J’étais bien le seul de ma classe. Le héros romanesque (un homme bien sûr) vit sur un lot qu’il prend à la forêt, pilote une trâlée d’enfants comme une petite pme. Le mal gîte à la ville, dans les usines et les bars, qui donnent un aperçu de l’enfer.

Marie Calumet nous entraîne dans une paroisse au nom étrange: Saint-Ildefonse. Pourquoi pas? J’ai bien inventé Saint-Inutile dans Le violoneux. Le curé Flavel dirige la communauté et dicte les bonnes mœurs. Tout le monde marche au pas sans trop rouspéter. Marie Calumet, sa nouvelle intendante, s’avère une cuisinière redoutable, capable de remplir un estomac avec la gastronomie de l’époque. Ragoût de pattes et pâté à la viande, oreilles de crisse, rôti de porc, beignes, tartes au sucre, et encore des douceurs qui n’ont rien à voir avec nos délices végétaliens. Les prêtres, de gentils paysans dégrossis au séminaire, s’empiffrent, aiment le vin de rhubarbe et le tabac canadien. Si le curé Flavel est un bon gars, son ami, l’abbé Lefranc, reluque les rondeurs de la nièce de son collègue, la belle Suzon. La main baladeuse, il ne se gêne pas pour tenter certains rapprochements quand il en a l’occasion.

Profitant de ce moment où ni l’un ni l’autre ne le regardaient, le curé Lefranc admira à la course ce pied fin, ce bas de jambe fluet qui laissait soupçonner un mollet bien tourné et une jambe sans pareille s’enfuyant sous la jupe de calicot bleu pâle parsemé de pâquerettes blanches et pures comme l’âme de la petite. Les hanches arrondies, la taille délicate, les seins frémissants, soupçonnait-il, dans leur fermeté blanche et leur épanouissement naissant, firent courir un frisson sur la chair du curé Lefranc.

Mgr Bruchési ne pouvait tolérer pareille insolence. Cette ode au corps féminin devenait sacrilège à une époque où les femmes mariées ne pouvaient enseigner, où celles qui étaient enceintes devaient se faire discrètes.

Impitoyable

Rodolphe Girard se montre impitoyable dans ses descriptions. Il a un sens de la caricature et un humour corrosif que l’on ne trouve guère dans les publications approuvées par le clergé. Tout y passe,
les habitudes des villageois, leurs croyances, leurs chicanes, les com-mérages et les drames. C’est rabelaisien, souvent loufoque et mordant. La visite de l’évêque à Saint-Ildefonse est une pièce d’anthologie. Les paroissiens font face à un petit despote blasé.

Le cortège s’avançait avec majesté. En tête, une cavalcade rustique précédait le carrosse de Monseigneur l’Évêque, traîné par deux chevaux blancs dont la queue et la crinière étaient tressées avec d’étroits rubans bleus et rouges. Les cavaliers déhanchés, de chaque côté de la route, écartaient la foule. Moelleusement étendu sur un coussin de velours grenat, le prélat, sec, le visage glabre, esquissait un sourire mielleux et béat, tapait des yeux réjouis derrière les verres de ses lunettes cerclées d’or fin.

Un roman étonnant qui garde toute sa saveur, par-delà les modes et les avant-gardes. Un courant de pensée qui s’est perpétué au Québec malgré la vigilance du clergé.

Histoire

L’histoire littéraire du Québec a eu ses sacrifiés. La Scouine, d’Albert Laberge, en 1916, sera aussi placé à l’index par Mgr Paul Bruchési, le grand inquisiteur. Le cardinal Camille Roy, fondateur de l’Université Laval, va jusqu’à qualifier l’auteur de «père de la pornographie au Canada».
À redécouvrir la version de Gabriel Marcoux-Chabot parue à La Peuplade en 2018.

Les demi-civilisés, de Jean-Charles Harvey sera condamné en 1934. Le cardinal Rodrigue Villeneuve de Québec forcera son auteur à l’exil en menant une véritable vendetta contre le journaliste.

Il y a aussi des romans ignorés pour des raisons idéologiques, notamment celui de Pierre Gélinas. Les vivants, les morts et les autres, publié en 1959, décrit les luttes syndicales et la montée du socialisme dans le milieu ouvrier. Un sujet tabou que l’Église ne tolère pas. D’autant plus que les communistes hantent les gouvernements et le clergé d’alors. Pierre Samson, dans Le mammouth (Héliotrope, 2019), rend bien cette ambiance et ces confrontations.

Comme quoi la censure n’est pas une invention moderne. Elle est là, ravageuse et sournoise. La liberté de dire et de s’exprimer est un combat qu’il faut constamment reprendre. Est-ce étonnant de constater que les romans bannis ont souvent pour titre le nom d’une femme? Cette censure nous rappelle que les luttes que l’on mène maintenant sont peut-être des relents d’une approche archaïque et dépassée. Les mots en «n» de nos jours et tout ce qui risquait d’égratigner le clergé et l’Église il y a cent ans. Non, le monde ne change guère. Les censeurs se passent le flambeau, d’une génération à une autre. Rodolphe Girard aura été un précurseur et un pionnier, même s’il a été marqué au fer rouge par un clergé particulièrement vindicatif et entêté.

Rodolphe Girard
Marie Calumet

Montréal, Le Quartanier, 2020, 312 p.
 

Journaliste, écrivain et chroniqueur, Yvon Paré a publié une quinzaine d’ouvrages, des essais, des romans, de la poésie et des récits. Signalons Le voyage d’Ulysse, prix Ringuet 2013 de l’Académie des lettres du Québec et du Salon du livre du Saguenay – Lac-Saint-Jean. On retrouve l’ensemble de ses chroniques sur [yvonpare.blogspot.com].

  • 1. [Anonyme], «Un mauvais livre», dans La Semaine religieuse de Montréal, vol. 43, no 6, 8février 1904.
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