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La bête et le corps

Autoportrait

Illustration : Audrée Wilhelmy

 

Mes bras sont les années devant et derrière moi.
Benoît Jutras, Outrenuit

Je suis un ventre, des mains, des cheveux.

Ces trois choses-là et dans cet ordre.

Je vis à travers mon corps, par mon ventre, tout ce que je reçois du monde. Si le quotidien tremble un peu, si un imprévu bouscule l’horaire calculé des choses, si la joie est trop grande ou la fatigue ou la colère, mes entrailles se contractent et m’élancent jusque dans les épaules, les hanches, les mains. Ce n’est pas une anxiété de la tête: je n’ai peur de rien, je ne m’inquiète pas. Ma nervosité est organique. Ma tête ne décode pas ce que mes viscères res-sentent pourtant de façon nette. C’est pareil quand j’écris. Tout part de cet endroit du ventre où, dirait-on, une bête plus grosse que moi se démène dans un filet de nœuds.

Mes doigts ne se reposent jamais, seule trace visible de l’agitation du dedans. Ils pianotent dans l’air et se tordent. Je pince mes paumes, j’enfonce mon ongle à la jonction de deux phalanges sans m’en rendre compte. Sur les photos de moi enfant, j’ai un rire franc, les yeux heureux et les mains bistournées. Je ne sais pas pourquoi. Je tricote les fils, les tissus, les rubans en les glissant sous l’index, sur le majeur, sous l’annulaire, sur l’auriculaire, et au retour à l’inverse. Je plonge les pouces dans les mailles de mes chandails, je troue les poignets des manches à force de les étirer. Et quand soudain, je prends conscience de mes mains, quand j’essaie de les contrôler parce que je trouve ridicule cette agitation continue, l’animal du ventre s’éveille, la bouche me picote; cet inconfort me détourne de mes doigts qui reprennent leur danse aussitôt.

Mes cheveux, je ne les supporte pas détachés. Ils m’incommodent lorsqu’ils tombent sur mon visage ou se gonflent dans les bourrasques. Je les garde tressés. Il faut de l’ordre dans la coiffure. Une amie m’écrivait: «Les nattes marquent l’effort de contenir quelque chose, une tentative de placer, d’ordonner ce qui est fou.» Peut-être que c’est vrai. Je vois chaque cheveu comme un morceau de mon univers, comme le fil vivant d’une histoire,
d’un personnage, d’un lieu. Je n’aime pas que le vent y souffle. Cette matière-là est trop brute pour n’être pas endiguée. Alors, je contrôle ma tignasse comme j’essaie de contrôler les mots, les phrases que je peaufine pendant des semaines et qui, une fois bien construites, embellissent la brutalité de mon imaginaire, la rendent acceptable.

Sur les autoportraits que j’esquisse dans mes cahiers, rien n’est visible du ventre ou des mains. Il reste les cheveux, ils encadrent les traits habituels; front, sourcils, yeux, nez, bouche. Ce visage-là m’apparaît secondaire et je peux le dessiner très lisse. Je le contrôle bien. Je sais le placer pour une photo, dans les conférences, les rencontres d’auteurs, si mes mains sont libres de bouger comme elles veulent, lui demeure ouvert et concentré. (Lorsque je parle, ça se gâte parce que je grimace beaucoup, mais quand je me tais, il se recompose sans difficulté.) De ce visage, je ne vois pas trop quoi dire, sinon, peut-être, que c’est celui de tous les personnages de mes romans, au commencement d’un projet. Je le retrouve dans mes carnets anciens et nouveaux, il est la figure de Phélie Léanore, de Noé, de Daã. Les femmes que j’invente empruntent mes traits avant de passer du cahier au texte. Ce n’est pas par exprès, simplement au début, elles se ressemblent toutes et toutes sont pareilles à moi.

Photo : Sandra LachancePhoto : Sandra Lachance

Mes morceaux de corps tiennent ensemble par les mots. Ceux que je prononce à longueur de journée, qui s’avèrent généralement rien d’autre que du bruit fait par ma bouche, ceux que je rédige à l’écran et sur les pages de mes Moleskine, qui finissent dans les livres ou dans la poubelle. Abigaëlle Fay, un personnage des Sangs, dit: «Sans danser je ne peux pas vivre.» Moi, je dis plutôt: «Sans énoncer je ne peux pas vivre.» Très jeune, quand je ne savais plus quoi raconter, je me mettais à compter à haute voix. Depuis toujours, la parole orale ou écrite me donne une contenance. Elle me ramène vers l’extérieur. Sinon, c’est la bête dans son filet qui m’absorbe. J’ai l’impression qu’une autre vie se joue à l’intérieur de moi, tout le temps, pendant que j’essaie de rester concentrée sur la mienne. En l’absence de mots, j’ai l’impression que l’animal pourrait m’avaler.

Dans cette dualité continue entre le dedans et le dehors, je ne me sens pas vulnérable. Je n’entretiens pas un rapport franc avec le réel, aussi je n’ai jamais accordé d’attention à ce que les gens pensaient de moi. Les autres ne m’inquiètent pas, car rien de ce qu’ils pourraient me révéler ne me remettrait vraiment en question. C’est important: jamais l’extérieur ne m’a semblé plus redoutable que l’intérieur, de telle sorte que je me trouve forte de ma faiblesse, celle d’être continuellement tirée vers le dedans, vers le corps, l’imaginaire et l’antre creux du ventre. Les coups qui pourraient venir du dehors ne m’occupent pas: je traverse le monde sans en percevoir les dangers, généralement même sans remarquer les attaques. J’ai le bonheur facile et inébranlable de l’esprit simple, parce que je sais que la menace est intérieure et qu’il suffit de contrôler les boyaux, les mains, les idées, les phrases pour que tout reste à sa place, paquet solide d’organes et de mots.

Le seul point d’achoppement est celui de la famille. Pour moi, le couple est une violence, la parentalité est une violence, mais l’absence du couple et des enfants est une violence pire. Je dois continuellement trouver une manière de composer avec cette contradiction-là. Heureusement, mon amoureux et ses filles naviguent entre mes élans solitaires et mon amour brusque comme des habitués des tempêtes intérieures. J’admire leur capacité à entrer dans l’autre, à comprendre ses besoins plus clairement que la personne elle-même. Pascal me lit chaque jour, il me décode, me révèle à moi-même. Grand arbre solidement fiché en terre, il est le gardien de l’équilibre, celui qui me permet d’aimer et d’écrire en même temps.

Photo : Sandra LachancePhoto : Sandra Lachance

Il faut savoir qu’il est aussi mon éditeur. C’est avec lui que je travaille les textes, page par page par page, et que je parle pendant deux, trois, quatre ans de personnages qui nous ressemblent sans être nous. Le soir, il démêle les tresses de mes cheveux en massant ma tête avec ses doigts placés en peigne; lui a le droit de voir la tignasse libre et toutes les idées en un paquet brouillon. Il réussit mieux que moi à mater l’animal de mon ventre: une par une, il défait les torsions des boyaux. Et quand mes mains s’agitent trop, il les prend doucement entre les siennes: ce contact-là de sa peau est l’une des deux seules choses qui parviennent à unir le dehors et le dedans.

L’autre, bien sûr, c’est l’écriture.

Le travail des mots me permet de sortir de moi en y plongeant plus creux.

Chaque roman triture un nœud. J’attrape un boyau et je le tire jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un chemin propre de phrases sur la page. Quand le livre paraît, j’ai tant et si bien joué avec ce nœud-là que le voilà défait, lissé pour toujours. Lorsque je commence un nouveau projet, je vieillis.

Avec le passage des années et les textes qui s’accumulent (lentement), j’ai l’impression que quelque chose du corps est en train de muer. Comme si mes orteils se transformaient en racines qui creusent la terre. Mon écriture évolue, elle est partout habitée de ce rapport au sol, elle tige. L’animal dans son filet se calme quand mes doigts sont maculés d’humus et piqués par les épines des roses de mon jardin. En même temps, les femmes que je raconte muent également, de grands lambeaux d’enfance se détachent de leur dos; d’aquatiques ou aériennes, elles deviennent terrestres; elles n’habitent plus leur territoire, elles l’incarnent. Je fais le chemin avec elles.

Pour cela, aucun autoportrait, aucune image ne parviendra à me dévoiler plus expressément que le font mes romans. Leur authenticité se situe moins dans ce qu’ils racontent que dans ce qu’ils disent une fois nettoyés de leurs intrigues. Mon véritable portrait est là, sous le papier et sous les mots.

À l’ombre des femmes de mes livres, il y a la bête, dans son grand nid d’entrailles.♦

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