Aller au contenu principal

Je mourrais avec les larmes de Renée Falconetti

Je mourrais avec les larmes de Renée Falconetti
Questionnaire LQ

Le roman que j’ai honte d’avoir lu?

J’ai eu honte un temps de mes lectures d’enfance et d’adolescence, surtout en arrivant à Montréal et en étudiant en littérature à l’université, avec des gens qui me paraissaient tous et toutes plus cultivé·es que moi. Les premiers gros livres que j’ai lus ont été ceux de Stephen King, de Mary Higgins Clark, de Weis & Hickman, de Bryan Perro et de J. K.Rowling, parmi d’autres, dont ceux, innombrables, d’Agatha Christie, qui est peut-être l’autrice que j’ai le plus fréquentée, encore à ce jour. Je confonds tous ses romans, j’ai dû en lire une cinquantaine le midi à la bibliothèque de mon école secondaire, en mâchant toujours la même gomme aux melons Trident qui me ramène à ces intrigues distinguées, aux crimes dans la soie et aux passions inavouées toutes les fois que j’en remâche. Le pur effet «madeleine» de mémoire involontaire, en moins glamour. Parce que je n’ai pas lu Proust, Balzac et Hugo à douze ans, j’ai longtemps eu le sentiment qu’il me manquait quelque chose. Aujourd’hui, ce sentiment demeure, mais il est moins vif. J’ai appris à aimer ce manque, ce sentiment de retard, ces trous dans ma culture, à en être fier, à en faire une dimension de mon rapport à la littérature pendant que je rattrape évidemment le temps perdu en lisant Proust, Balzac, Hugo (et d’autres).

Le roman que j’ai honte de ne pas avoir lu?

J’ai honte, mais c’est une honte légère, sans douleur, de ne pas avoir lu les classiques, les livres qui m’intéressent, toute la théorie et la philosophie que je ne connais pas, tous les livres écrits par des ami·es, et même quand j’ai lu certains livres, demeure souvent la honte de ne pas en avoir retenu assez, de mal m’en souvenir, comme si l’expérience du texte me fuyait toujours entre les doigts et que les œuvres, les idées, les affects se dissolvaient les uns dans les autres.
Je ressens très profondément une sorte d’urgence de tout lire, et une des seules choses qui m’excite dans l’avenir, c’est d’imaginer ce que je pourrai, ce que j’aurai pu lire.

Mon personnage fictif préféré?

Les «petits airs» qui usent la maison dans Vers le phare de Virginia Woolf.

Bastien dans Avec Bastien de Mathieu Riboulet.

Germaine Lauzon dans Les belles-sœurs de Michel Tremblay.

Petites Cendres dans le cycle Soifs de Marie-Claire Blais.

Sappho-Didon Apostasias dans Ça va aller de Catherine Mavrikakis.

Madame Irma dans Le balcon de Jean Genet.

Et toutes les sœurs dans les nouvelles et les poèmes de Chloé Savoie-Bernard.

Comment je veux mourir?

Tragiquement, au bûcher, comme Jeanne dans La passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer. Je mourrais avec les larmes de Renée Falconetti.

Le mot, la devise, l’adage ou l’expression que je trouve le plus galvaudé?

Je n’aime pas beaucoup le concept d’«homosexualité», je ne l’utilise presque jamais. Je préfère gai, lesbienne, queer et tous les autres mots qui viendront, que nous ne connaissons pas encore. L’homosexualité sous-entend étymologiquement un «amour du même», stéréotype dommageable ayant donné lieu à plein d’incompréhensions débiles et queerphobes dans l’histoire, un «amour du même» (de quel même? sur quelle identité, sur quelle ressemblance se fonde-t-on pour le déterminer? qui en décide?) complètement étranger à mon expérience des relations «gaies», où fourmillent des différences. Ces différences ne sont peut-être pas perçues comme telles parce qu’elles ne s’organisent pas selon des schèmes binaires straight, mais elles s’étiolent néanmoins en d’innombrables et irréductibles affects, manières d’être, de faire et de jouir, d’agencements corporels et de sexes se différant. Il n’y a pas plus de «rapport sexuel», pour parler comme Jacques Lacan, qu’il n’y a de «même» dans la sexualité gaie, queer.

Le terme «gai» me semble encore suffisamment investi politiquement pour que l’on continue de l’employer. Ma démarche d’écriture, ou plutôt mon idéal, jamais atteint, toujours raté, serait d’en faire une catégorie inassimilable par l’ordre dominant straight, blanc et néolibéral. Il me semble que, malgré toutes les tentatives de normalisation et d’assimilation (plusieurs, malheureusement, réussissent), son côté vintage, presque ridiculement ou tragiquement (et faussement) joyeux, continue de défaire ses destins signifiants en y instaurant de l’intempestif, du malaise, de l’inadéquat. Il peut paraître parfois un peu trop exclusivement relié aux relations «entre hommes», mais il ne faut pas oublier, je crois, qu’il est aussi utilisé en anglais comme en français par des femmes, et qu’on peut continuer de le resignifier de manière politique, engagée, comme l’un des termes qui permet de nommer une oppression et une forme de résistance. Je ne défends pas ce terme plutôt qu’un autre: il me semble que la multiplicité est toujours une stratégie plus perturbante.

Ouma

J’aime beaucoup le terme «queer», celui de Judith Butler, de Sara Ahmed, de José Esteban Munoz, de Lee Edelman, de Jack Halberstam et de David Halperin, bien qu’il me paraisse lui aussi connaître très récemment des tentatives de normalisation, de «straightification». Comme si on le réduisait à quelques traits esthétiques et consuméristes, qu’on refoulait son pouvoir de déconstruction radicale de toutes les catégories, de tous les couplages binaires issus de l’héritage métaphysique, ainsi que sa critique de la compréhension du sens comme un rassemblement unitaire sous une loi paternelle contre le fourmillement irréductible du monde. Paul B, Preciado, dans Un appartement sur Uranus. Chroniques de la traversée (Grasset, 2019), réhabilite, mi-farceur mi-sérieux, le mot oublié d’«uranien», et émet des doutes en entrevue sur les resignifications récentes du terme «queer».

Cela vient peut-être du fait qu’on détache plus aisément «le» «queer» de la sexualité, et qu’on peut pour cette raison «le» réifier en une forme d’identité, de case du présent (qui donc attend sa péremption) ou de catégorie esthétique. Tout cela, le présentisme, le réalisme rationnel, les réflexes catégoriels, le déni des formes de vies multiples, de l’impétuosité des multitudes, le refoulement de la sexualité, la réhabilitation d’oppositions que le féminisme et la pensée queer critiquent depuis des lustres (masculin/féminin, intériorité/extériorité, corps/objet,etc.) me semble risqué. Il est peut-être plus difficile de fixer quelque chose comme une «esthétique» gaie, lesbienne, trans, bisexuelle… Or il me semble de plus en plus que le mot «queer» vient avec des stéréotypes visuels improductifs politiquement et philosophiquement. C’est peut-être pour cette raison, justement, qu’il faut continuer de penser avec «le» «queer». C’est peut-être quand le mot nous paraîtra le plus galvaudé qu’il sera plus essentiel que jamais de défendre les idées qu’il nomme de manière toujours partielle, doutant de la possibilité qu’il y a à nommer.

On nous répète sans cesse que nous sommes dans une culture de l’image, et je me dis qu’un des rôles de la pensée queer aujourd’hui pourrait être de continuer à repenser (plusieurs le font déjà) l’anonymat, l’informe, l’irreprésentable, l’invisible, et de réfléchir à cet impératif de la mise en scène de soi selon certains codes, comme si s’exprimait là-dedans une nouvelle incarnation de l’aveu foucaldien, un aveu peut-être «visuel», photographique, que nous nous faisons payer grassement sur le plan psychique (et qui paye grassement Facebook et Instagram). Il faudrait voir comment ces aveux réorganisent le champ de l’image, problématiser la visualité même de l’image, mais aussi être sensibles à ce que le visible manque, n’atteint pas, cache… Aux manières dont le champ du visible nous assujettit, lui aussi, au sens butlérien du terme, qui n’est pas que péjoratif, ou négatif.

J’ai peur de…

J’ai peur qu’on me déteste ou qu’on m’aime trop.

Mon pire et mon meilleur souvenir d’écriture?

C’est le même. Il y a dans Querelle de Roberval une bataille sur laquelle j’ai énormément bûché. Je souhaitais insérer dans le roman une scène d’action, dans une facture qu’on rencontre plus souvent au cinéma qu’en littérature. J’ai rarement autant travaillé sur un texte, j’ai trouvé que c’était d’une difficulté technique inouïe. Il faut penser à l’espace, aux gestes, aux personnages, à leurs corps, mais aussi à leurs discours, au déroulement de l’action générale, puis à chaque petit moment qui s’intègre dans le portrait d’ensemble, arriver à évoquer la simultanéité et l’évolution du combat tout à la fois, ne pas perdre de vue les subjectivités en jeu… Je visais tantôt une fresque, tantôt une séquence de film et je crois que je n’ai fait ni l’une ni l’autre. Je garde un souvenir précis de l’écriture de cette scène, à la fois amusante et laborieuse, motivante et insatisfaisante.

Ouma

Photos : Oumayma B. Tanfous

Y a-t-il une autre manière d’écrire que sous la contrainte?

Je ne crois pas vraiment aux vertus de la contrainte, le petit jeu de la loi arbitraire et de sa transgression toujours déjà préparée, toujours déjà sous-entendue par le fait même de poser la contrainte, m’ennuie rapidement, ne porte pas mon désir. Je préfère penser l’écriture comme un rapport à des matériaux, des portraits-matériaux, des descriptions-matériaux, des paysages-matériaux, des narrations-matériaux, agencés par des dispositifs d’écritures, des petites machines textuelles.

Mes auteur·rices préféré·es (comme lecteur)?

J’en ai vraiment plusieurs, je ne peux fournir qu’une réponse partielle. J’aurais pu nommer les auteur·rices sur lesquel·les je fais ma thèse (pour l’instant): Hélène Cixous, Victor-Lévy Beaulieu, Marie-Claire Blais, Stéphane Mallarmé, Lautréamont. En tant que lecteur ou que lectrice blanc·he au Québec, je pense qu’on a une sorte de retard historique à rattraper par rapport aux littératures et à l’histoire des Premières Nations. J’ai une affinité particulière avec la prose narrative de Naomi Fontaine, avec ses récits discrets, introspectifs, poétiques; son art du portrait, qui parvient à saisir des existences en quelques traits, m’épate. On croise chez elle des personnages qu’on ne voyait jamais dans les romans québécois. La réflexion sur l’enseignement et la transmission dans Manikanetish (Mémoire d’encrier, 2017) m’a beaucoup touché. L’autrice aborde sans embellissement les difficultés de l’enseignement (qui sont décuplées dans un contexte colonial), avec néanmoins une sorte de foi dans le potentiel émancipateur de l’éducation et de la relation humaine qui sous-tend la relation enseignante. J’ai trouvé que cette défense de la relation, une relation jamais idéalisée, toujours montrée comme possible et impossible à la fois, est pleinement politique, non seulement parce qu’elle prend place dans l’histoire de l’oppression systémique des Innus, mais aussi parce qu’elle impose une lenteur, une ouverture, une fragilité, une capacité à partager et à remettre en question le trajet prévu, à l’encontre de la conception néolibérale de l’école et de l’éducation (efficacité, précarité des conditions, soumission au marché,etc.) qui domine au Québec depuis (au moins) ma naissance. J’admire aussi les images fracassantes de Natasha Kanapé Fontaine et ses performances enlevées, inspirées, qui parlent pour celles et ceux qui n’ont jamais la parole. Elle pense dans ses textes et dans ses interventions publiques une perspective révolutionnaire, et en appelle à un soulèvement politique pour mettre fin à la domination. Plusieurs traducteurs et traductrices font aussi un travail remarquable en nous donnant accès à des textes écrits en anglais, en les rendant dans une langue proche du français parlé au Québec. On peut lire grâce à elles et eux les livres drôles et tristes, souvent insolents (et queer!) de Joshua Whitehead, de Billy-Ray Belcourt et de Leanne Betasamosake Simpson, que j’ai découverts dans la dernière année.

Les auteur·rices qui m’ont le plus inspiré dans ma propre écriture?

J’ai envie de répondre au présent, avec celles et ceux qui informent (j’aimerais aussi qu’on lise «in-forment») ce que j’écris actuellement, dans un processus qui commence et qui est loin d’être achevé. J’ai rencontré assez récemment ce que les Anglais appellent le roman «moderniste», en lisant Marcel Proust, Henry James et Virginia Woolf. L’origine en est ma lecture du cycle Soifs de Marie-Claire Blais, qui se négocie un héritage avec ces esthétiques. Il me reste beaucoup de travail et d’apprentissages à faire, d’auteur·rices à lire (Toni Morrison, Flannery O’Connor, William Faulkner, James Joyce…) pour mieux comprendre ce qui me touche dans ce rapport au temps, à la conscience, à la politique et à la création, mais cela me bouleverse beaucoup.

 

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF