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Invoquer les jets

À l’automne 2018, Paul Bordeleau et Valérie Forgues sont en résidence, lui à Bruxelles, elle à Paris, pour travailler sur leurs projets de création respectifs. Ils sont mari et femme.

Écrire ailleurs

À l’automne 2018, Paul Bordeleau et Valérie Forgues sont en résidence, lui à Bruxelles, elle à Paris, pour travailler sur leurs projets de création respectifs. Ils sont mari et femme.

V : Un mois à Paris pour écrire de la poésie, peut-être entendre plus clairement ma voix, aller chercher les poèmes là où ils se cachent, travailler à les faire exister. Me faufiler dans Cargo culte, une chanson de Gainsbourg qui touche de façon particulière mon rapport à l’accident, aux traces qu’il laisse en nous, à nos espoirs irrationnels de magie quand on ne peut plus s’accrocher nulle part. « Je sais moi des sorciers qui invoquent les jets / Dans la jungle de Nouvelle-Guinée / Ils scrutent le zénith convoitant les guinées / Que leur rapporteraient le pillage du fret ». Un mois à faire comme les Papous, à invoquer les jets, des dieux imaginaires qui me feront peut-être trouver un sens dans ce que je veux écrire.

P : Bruxelles, cinquante-sept jours pour suivre les traces des auteurs qui ont bercé mon enfance d’albums couleurs cartonnés de quarante-huit pages, « 48 CC », de leurs personnages aux accents inconnus, de leurs voitures aux lignes « franquinesques » si design. Des auteurs que je retrouve un peu partout sur les murs de la ville, en fresque. Je me demande si mon dessin sera différent, s’il reprendra un peu le style que j’avais à sept ans quand je dessinais des Schtroumpfs pour les filles de ma classe. Je suis ici pour écrire, découper, dessiner les premiers chapitres d’une histoire qui parlera de ma mère, de ses années de jeune femme en Gaspésie. L’ombre du rocher Percé me semble si loin en ce moment.

V : Quand la page est encore blanche, que tout est à faire, ce que j’espère est plus grand que nature, irrationnel. Je sais que les mots ne tomberont pas du ciel. Alors je lis. Je ne vole pas les mots des autres, mais je les laisse m’habiter, me surprendre. J’observe. Il y a immanquablement un moment de flottement en résidence : le premier matin où je me retrouve devant l’ordi ou la fenêtre, et où j’attends, le souffle suspendu, de me mettre à écrire.

P : Un grand appartement tout de blanc et de béton, un atelier-logement du Cheval noir, Molenbeek-Saint-Jean, juste derrière le canal. Immortels, la chanson posthume de Bashung, joue en boucle dans la petite barre de son RCA trouvée dans la bibliothèque du salon. L’album se nomme En amont et fait écho au titre de travail de mon projet, Montaison. Je savoure la chance d’être ici, mon sentiment d’imposture disparaît doucement depuis mon arrivée.

V : Les accidents que je porte et qui m’ont forgée ne sont jamais loin : la mort de ma cousine, quand nous avions treize ans, les autres morts qui m’ont si profondément marquée, attirée ou effrayée, les chocs amoureux, les destructeurs, les ratés, les impossibles, qui m’ont fait des micro-déchirures sur les parois du cœur, battent tous en moi. C’est dans cette atmosphère de chaos, de douleur et de beauté que je passerai les prochaines semaines, avec la voix de Gainsbourg, son amour et son désespoir à mes oreilles.

InovquerA

P : Sur la grande table qui me sert de bureau, j’ai étalé mes premiers dessins, réalisés dans le cadre de l’Inktober et publiés sur mon compte Instagram, et des croquis. Deux hublots éclairent le tapis de yoga que j’ai réussi à faire entrer dans ma valise. L’eau est si calcaire. Souvent, l’eau chaude vient à manquer. J’en réchauffe sur les ronds de poêle pour prendre des bains. Ça prend en tout quarante-cinq minutes pour me remplir une petite pataugeoire.

V : Ne pas rester enfermée dans le studio, ne pas me laisser intimider par la ville. Première sortie parisienne : faire des courses à la gare de l’Est. Il y a un Franprix et un Carrefour à trois minutes à pied, mais je n’ai pas la force d’y marcher. Je suis décalée et je vais simplement traverser la rue du Faubourg Saint-Martin. Papier toilette pas rose, café, thé, tisane, eau, lait de soya, céréales, fruits et légumes, vin, chocolat noir, pâtes, riz, soupe, savon à vaisselle, linge à vaisselle, éponges. Marks & Spencer sont les rois du suremballage alimentaire.

P : Je skype avec toi. Entre Paris et Bruxelles, le réseau fait des siennes. On se voit, mais on ne s’entend pas. On éteint la caméra. Je m’ennuie de tes mains sur mon pelage. Tu me racontes ton arrivée aux Récollets. Ta voix est blanche, fatiguée à cause du décalage. Tu me fais rire.

V : Le matin, il fait encore noir quand des employés de la Ville balaient les feuilles mortes dans le jardin Villemin. Ils ont de puissants aspirateurs qu’ils portent comme des sacs à dos et qui ressemblent aux appareils qui servent à capturer les fantômes dans Ghostbusters. Tout au long de la journée, le jardin se remplit d’enfants et de nounous. Il fait chaud et soleil, mes fenêtres sont tout le temps ouvertes. Je m’installe souvent sur le bord. J’observe les jeux des enfants, j’écoute leurs rires, leurs cris, leurs larmes, une vraie jungle. Je pense au roman Chanson douce [Leïla Slimani, Gallimard, 2016]. Et ça dure jusqu’à ce que le soleil se couche et que d’autres employés municipaux fassent le tour du jardin avec leurs sifflets pour en annoncer la fermeture.

Invoquer B

P : La ville est sans auto pour la journée. Assis au café Walvis j’ai vu le roi Philippe de Belgique, sa femme et leurs enfants se balader en vélo. Ils étaient entourés de leurs gardes du corps. Ça change des débats sur le troisième lien. Je dessine les gens qui sont devant moi en essayant qu’ils ne s’aperçoivent de rien. Sur la table, un bon cup of Joe et une gaufre qui refroidit. J’ai oublié mon aiguisoir au Cheval noir. Les traits des visages sont un peu moins définis à cause de ça. Je procrastine dans mes études de visages au lieu de pondre mon scénario. J’ai reçu le premier courriel de ma mère hier. Elle y parle des romans qu’elle aimait lire quand elle avait onze, douze ans. Je ne sais pas si je mettrai ça dans ma BD.

V : Toi et moi on vit collés l’un sur l’autre depuis qu’on se connaît, mais j’ai besoin de ces périodes de solitude qui n’appartiennent qu’à moi. Besoin que le temps devienne long et lourd, et que le fait d’être toute seule devienne limite inconfortable. Je suis en éveil. Le regard que je pose sur l’écriture embrasse large.

P : Je me sens comme une caméra dès que je sors dans les rues de Bruxelles. Quand je vais visiter une galerie, un musée ou simplement marcher (et me perdre souvent quand je n’utilise pas mon ami Google Maps) pour découvrir les quartiers qui m’entourent, je sens que je suis en retrait, même quand je discute avec les gens, mon regard est déphasé. Comme si me mettre en mode dessin d’observation perdurait même sans crayon.

V : Paris est une source d’étonnement constant. J’y marche différemment qu’à la maison, plus déterminée, plus consciente de mon corps, comme s’il fallait que je lutte pour me donner une contenance. Mon cœur bat plus vite, plus fort. Le seul endroit où tout s’apaise, c’est sur le bord du canal Saint-Martin. Je plonge mon regard dans le vert des ponts, dans celui de l’eau, dans les ombres des arbres sur le canal et la fébrilité qui m’habite, je regarde nager les canards avant d’aller boire un verre. Même sans être physiquement devant l’ordi, en moi tout s’écrit. ♦

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