Aller au contenu principal

Impératrices boréales

Audrée Wilhelmy fait naître dans un pays du Nord des personnages féminins dont notre imaginaire collectif avait grand besoin.

Roman

Audrée Wilhelmy fait naître dans un pays du Nord des personnages féminins dont notre imaginaire collectif avait grand besoin.

On s’immerge dans la plus récente œuvre d’Audrée Wilhelmy comme on le ferait dans une forêt dense et dépourvue de pistes: «Daã marche entre les bouleaux serrés et les érables, les trembles, les pruches. Là où elle passe, il n’y a pas de sentier.» On y trouve des repères: la langue travaillée, longuement sculptée, soutenue, pleine d’images et de poésie qu’on lui connaît; l’univers boréal né d’un amalgame de plusieurs manières de vivre le Nord découvert dans son précédent roman — le magnifique Corps des bêtes (Leméac, 2017); mais aussi des défis, telles les racines au sol avec lesquelles nos pieds doivent apprendre à avancer: un vocabulaire raffiné, parfois difficile — j’ai dû chercher le sens des mots corroyeurs, lippe, mégisseries, pelisse, lampisterie, podzol, glèbes, éteules, provendes et bien d’autres; un récit complexe par moments, qui se permet de prendre toute la place dont il a besoin pour faire émerger les destins plus grands que nature de ses personnages. Lorsque l’on atteint finalement notre erre d’aller, comme quand le corps s’habitue à évoluer à travers un territoire nouveau, le plaisir de lecture est immense: ce qui se dévoile sous nos yeux est d’une infinie beauté.

Daã a grandi auprès de sa mère et d’autres femmes dans un couvent qu’elles ont fondé pour échapper à l’emprise des hommes, pour être libres, «un territoire où les femmes s’appellent sœurs et se protègent entre elles». Elle vit dans la nature, fraternise avec les animaux, apprend à connaître les plantes et les herbes. Une des voix de ce roman est la sienne, ce «je» magnifique et fier: «J’habite la canopée de ma taïga, j’écoute ses histoires de lichen et de mousse, je m’encoriace à force d’éraflures sur les écorces, les rochers.»

Son chemin, dans un pays en outre austère par la présence d’une mine qui fait chaque semaine des victimes, croise celui d’un apprenti médecin. Laure Hekiel est un garçon si pâle — il souffre d’achromie, une absence de pigmentation de la peau — qu’il est l’objet de railleries. Son père mineur rêve pour lui d’un avenir plus grand que le sien. Laure devient bientôt un homme, qui oublie le nom et le destin des victimes du jour en s’endormant le soir, mais dont les songes seront hantés par la mine des années après qu’il l’aura quittée.

De leur rencontre improbable, à une époque que l’on imagine suffisamment lointaine pour ne pas être des plus hospitalières aux femmes, naît un couple, où Daã demeure aussi libre qu’elle l’a toujours été, et une descendance éprise comme elle d’indépendance. Blanc Résine, c’est lui, ce couple qui n’a l’air de rien vu de l’extérieur, mais qui connaît une liberté qu’atteindront peu de leurs contemporains. Lui le très pâle; elle que les sœurs surnommaient Résine.

Peupler notre imaginaire de femmes fortes

Audrée Wilhelmy entreprend de peupler notre imaginaire de femmes fortes, magnanimes. Elle crée une lignée de courageuses. Elle conjugue au féminin ce que tant de récits passés ne racontaient qu’au masculin. Elle invente une héroïne libre et sauvage, narre ses premières menstruations, sa maternité tout en puissance, sa séduction : «Je les approche dans mes atours d’impératrice boréale, yeux noirs, couronne de scions. J’enlève ce que j’ai de vêtements, je marche pleine d’ampleur, menton haut, lèvres rougies aux framboises. Je suis reine de mes bois, je veux qu’ils comprennent qu’ils sont chez moi, qu’en trouant l’écorce de mes pins c’est ma peau qu’ils percent.»

Là où Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque nous ont fait découvrir les héroïnes oubliées de l’histoire, avec Elles ont fait l’Amérique, Wilhelmy réussit l’exercice essentiel de créer des personnages qui font rêver par leur bravoure. Les premières peuplent notre mémoire; celles de Wilhelmy, notre imaginaire. Et les deux nous sont tout aussi nécessaires.

Un territoire à embrasser

Après la surprise initiale — encore cette terre du Nord! —, la lecture de Blanc Résine révèle l’immensité des possibles dans cet univers nordique, qui, sans être calqué sur le nôtre, l’évoque à bien des égards. Ce pays est raconté avec une grande poésie, une langue brodée d’images, jamais paresseuse, parfois exigeante: «Il fait nuit de village, nuit toujours un peu plus claire qu’entre mes pins et mes rocs de taïga. Par-dessus mon front, la lune est une faucille mince et les étoiles tombent bas.» Cette langue, elle se métisse du vocabulaire des peuples qui savent la nordicité, les Premières Nations en tête. Daã est d’origine «Olbak» et sa langue est créée de mots abénaquis, wendat, innu-aimun, atikamekw, mais aussi irlandais, danois et russe.

Avec Blanc Résine, l’autrice réussit le tour de force de nous parler de «nous» tout en explorant l’imaginaire, en s’émancipant de l’époque actuelle et de l’espace réel. Comme les lieux qu’elle a créés, le territoire littéraire d’Audrée Wilhelmy est vaste et il n’a pas fini de nous éblouir. ♦

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Audrée Wilhelmy
Montréal, Léméac
2019, 336 p., 32.95 $