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Il fait noir et blanc

Lumières norvégiennes
Thématique·s

la lumière ≠ la clarté

Dans la ville du tigre 1 en été, la lumière est forte et j’essaie d’écrire un poème. Je ne vois rien. Je me demande si je suis un reflet sur la rivière Akerselva qui chute en serpentant jusqu’à la mer. Ici, les formes que j’observe sont claires, répétitives, bien tracées, rien ne dépasse du cadre. Du bois du blanc du blanc du gris du blanc. Moi, je remue. J’écris un brouillon à la mine avec des morceaux de mes pensées boueuses, des restes de sentiments pas encore délavés, des bouts de sensations tordues. J’élague: je joue avec la tabulation et l’alignement des paragraphes, je dessine des équations. J’essaie de me contenir dans de beaux rectangles gris. Je cherche les bonnes fins aux mots. Tout est baveux, ma bouche glisse, j’étouffe les sons. Où me river? Je fais des taches noires qui débordent dans la lumière du long jour blanc.

 

la nuit ≠ noire

sur la place de la gare centrale je flatte le tigre
je ne sais pas si le soleil se couche si je dors
mes yeux ouvrent mes yeux ferment c’est blanc

 

une ligne ≠ un phare

quatre feux jaunes clignotent au coin de la rue
le tramway approche
je ne sais plus dans quelle direction partir
mes lignes s’entrecroisent

 

l’énergie ≠ la lumière

je suis repliée sur ma feuille
le jour déborde dans le café sur Thorvald Meyers gate
toutes les lumières sont allumées pour rien

 

le ciel ≠ translucide

Edvard Munch a vécu les trente dernières années de sa vie sous le plafond translucide de son atelier à Ekely, en plein milieu d’un verger. Par son toit en verre givré, le jour pouvait entrer dans son monde, mais il ne pouvait pas y regarder le ciel. Il avait construit cet espace en calculant le bon angle d’ouverture pour éliminer toutes les ombres sur ses toiles. Renfermé dans ses murs clairs, il travaillait tout seul sans s’arrêter. Il a peint les mêmes arbres sur son terrain durant presque trente ans. Il fait soleil depuis quelques heures. Sur une branche, je goûte une pêche encore verte et je la recrache. Je m’assois sur le vieux banc. Dans ses tableaux, la couleur et la forme de ses arbres varient selon le jour et vieillissent comme des visages. Dans mon cahier, je griffonne le jour. Ma main fait une ombre en forme de personnage sur la page. Je n’arrive jamais à l’attraper. En partant, je cueille une minuscule branche et je la mets dans ma poche.

 

une fenêtre ≠ un corridor

je deviens une chambre blanche
je prends en photo toutes les fenêtres où je vois le ciel
je les imprime dans mes corridors

Il fait noir 1

blanc ≠ rouge

Mikkel Bille, un anthropologue de la lumière, m’apprend que la blancheur contient une métaphore moderne2. Il explique que la modernité, avec l’invention de la lumière électrique plus claire qui remplaçait les lumières rougeâtres des chandelles et des lampes à huile, a profondément transformé matériellement toutes nos atmosphères, mais également notre imaginaire sur le temps et le monde. C’est que la lumière blanche symbolise en Occident la pureté, la révélation, la vérité et la connaissance. Le mythe est tenace: quand Platon nous a sortis de sa caverne, tout est devenu blanc. La poésie et les sentiments se retrouvèrent à s’épancher autour du feu rouge et des lueurs des bougies. Encore maintenant cette métaphore des couleurs de la lumière perdure: nos déclarations d’amour sonnent moins intensément sous une forte électroluminescence. L’électricité éclaircit, surtout nos idées, mais nous avons besoin de la couleur du feu pour conserver notre chaleur.

 

une page ≠ blanche

le lierre fait des enluminures compliquées sur le formica
on dirait un visage buriné
ma branche reprend sa vie dans l’eau du vase
j’invente une nouvelle forme de racine

 

l’ombre ≠ le revers

Des fois, je vois juste des ombres longues qui se trompent de jour. Je sors de terre par le métro et serpente dans la montagne. Un panneau vert avec une flèche m’indique le futur 3. Pour ne pas tomber dans la boue, je marche sur les billots alignés. Je suis le mouvement des feuilles. Dans un bruissement, je lève deux perdrix qui disparaissent dans un long silence. Je ne suis pas seule, je m’assois avec un livre vivant4 sur un banc de parc. Par cœur, mon livre commence à se lire. Il recommence parfois une phrase pour se souvenir de la suivante, comme si je levais brusquement la tête pour voir le passage d’un oiseau et revenir sur la page. Je soutiens un peu son regard dans les voies difficiles. Quand il a fini de parler, je lui serre la main et je le regarde dans les yeux. Je peux y voir le temps s’endormir doucement dans l’après-midi. Puis il s’enfuit. À la gare, le tigre cligne des yeux vers moi.

 

la rivière ≠ le cristal

Il a beaucoup plu hier et je crains la force du torrent opaque quand je traverse le pont. Où cela m’emporterait? La pénombre tombe sur moi dans sa nouvelle noirceur. Mes jours commencent à signer leur fin de l’été. ♦


Roseline Lambert a publié Les couleurs accidentelles en 2018 et Clinique en 2016 à Poètes de brousse.

  • 1. Oslo est devenue Tigerstaden pour se souvenir d’un poème de Bjørnststar Bjørnsons écrit en 1870.
  • 2. Mikkel Bille et Tim Flohr Sørensen, «An Anthropology of Luminosity: The Agency of Light», Journal of Material Culture, novembre2007, p.263-284.
  • 3. Future Library est un projet de l’artiste écossaise Katie Paterson qui a planté cent arbres au cœur d’une forêt d’Oslo en 2014. Ces arbres seront coupés en 2114 pour se transformer en cent livres écrits par cent écrivains de notre temps pour les lecteurs du futur. Les manuscrits sont gardés secrets dans un coffre-fort d’Oslo jusqu’à leur impression. Le projet est décrit sur futurelibrary.no[en anglais].
  • 4. «Time has fallen asleep in the afternoon sunshine», un projet de Mette Edvardson à retrouver sur vimeo.com.
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