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Guyotat indocile

Le premier essai de Julien Lefort-Favreau revient de manière éclairante sur l’œuvre et la carrière de l’écrivain français Pierre Guyotat.

Essai

Le premier essai de Julien Lefort-Favreau revient de manière éclairante sur l’œuvre et la carrière de l’écrivain français Pierre Guyotat.

La plupart des thèses publiées sont d’un ennui mortel, et le monde se passerait de les voir imprimées. Soyons honnêtes, l’exercice de la thèse, en soi, est important, mais elles sont pour la plupart déjà disponibles en ligne, et le peu d’argent que les éditeurs en retirent grâce au Prix d’auteurs pour l’édition savante (PAES, pour les intimes) ne justifie sans doute pas toutes ces forêts perdues pour se farcir des chapitres théoriques de quatre-vingts pages et un océan de notes de bas de page.

La bonne nouvelle, c’est que le Pierre Guyotat Politique de Lefort-Favreau ne fait pas partie de ce lot de livres qui auraient pu se contenter d’une diffusion sur internet. Au contraire, l’auteur nous offre une vue en coupe de la carrière de l’écrivain qui est à la fois généreuse, pertinente et accessible : un vrai livre, en somme, loin de la simple thèse remaniée, qui constitue la meilleure introduction à ce jour au travail de Pierre Guyotat. Si le sujet reste assez niché, les qualités générales de l’ouvrage permettent d’offrir une porte d’entrée dans l’œuvre de l’auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats (Gallimard, 1967) et Éden, Éden, Éden (Gallimard, 1970), qui vient d’ailleurs de remporter, en 2018, son premier prix Médicis pour le livre Idiotie (Grasset), à l’âge de quatre-vingt-trois ans.

Un écrivain à scandale

La parution d’Éden, Éden, Éden est à l’origine d’un scandale qui vaudra à son auteur une réputation sulfureuse, et auquel seront mêlées plusieurs grosses pointures du monde littéraire. Les cendres de la guerre d’Algérie sont encore chaudes, et le roman de Guyotat choque par son contexte tant que par les actes sexuels qu’il décrit. Les préfaces d’Éden, Éden, Éden sont pourtant signées par trois grands noms du monde littéraire français, Roland Barthes, Michel Leiris et Philippe Sollers, mais rien n’y fait. Le ministre de l’Intérieur fait interdire la vente du livre aux mineurs, son affichage et toute publicité l’entourant.

Lefort-Favreau nous apprend qu’une quatrième préface, signée par nul autre que Michel Foucault, devait voir le jour, mais qu’elle sera retardée et publiée sous forme d’article après la sortie du livre. Les soutiens à Guyotat viennent alors de partout : tant Sartre et Beauvoir que Pasolini et François Mitterrand prennent la défense du livre. Ce scandale combiné à l’affiliation de l’auteur à la revue Tel Quel, fer de lance du textualisme, contribueront à faire de son œuvre une référence en matière d’avant-garde littéraire, mais à voiler quelque peu le caractère résolument politique des récits de Guyotat.

De l’Algérie à la littérature

Il faut dire que l’engagement de l’écrivain n’est pas qu’affaire de parure. Déjà en 1962, il est arrêté alors qu’il est soldat en Algérie, puis accusé d’« atteinte au moral de l’armée » pour son opposition à la hiérarchie militaire. La force du livre de Lefort-Favreau est de redonner à cet engagement premier, qui se poursuivra sous d’autres formes par la suite, son caractère mobilisateur. La dénonciation des oppressions devient alors, d’après Lefort-Favreau, le moteur de l’œuvre de Guyotat.

Cette hypothèse de lecture assez simple apporte un éclairage fort aux aspects plus troubles de l’instabilité énonciative, du rapport au corps ou au sensible aussi présents dans l’œuvre. Alors que, pour beaucoup d’auteurs de l’époque, la dénonciation des figures d’intellectuels à la Sartre allait écarter l’écriture de ses fondements politiques pour l’orienter vers le textualisme, « [s]i Guyotat conserve quelque chose du textualisme, c’est bien l’idée que la littérature a suffisamment de distance avec l’idéologie pour en constituer le revers et se fonder en critique efficace ».

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Petit aparté pour souligner mon enthousiasme débordant devant le fait que les éditions Lux, qui nous ont habitués plutôt aux essais politiques, se lancent dans l’essai littéraire. L’objet est une réussite, avec son design et son joli choix de fontes tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Bon, il faudrait peut-être du meilleur papier, ça fait un peu papier pour imprimante maison, mais le bon papier se fait rare dans notre colonie plus spécialisée dans la transformation de ses forêts en Publisac… Surtout, grâce au réseau de distribution de Lux, le livre est disponible à la fois en France et dans nos quelques arpents de neige, ce qui n’est pas rien. Résultat : en septembre2018, Pierre Guyotat lui-même donnait une conférence à Paris avec le petit livre vert sur la table devant lui. Pour l’auteur, c’est peut-être une consécration, mais c’est surtout le signe que de publier un livre sur la littérature française au Québec ne revient plus nécessairement à pontifier seul dans la plaine enneigée. ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Julien Lefort-Favreau
Montréal, Lux
Humanités
2018, 292 p., 24.95 $