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Guetter le vol de la mouche

Guetter le vol de la mouche

À partir du langage, des idées qui surviennent lorsque l’on s’attache à le fixer jusqu’à ce qu’il se détraque, Suzanne Jacob livre cette poignée de courtes nouvelles vaporeuses dans lesquelles l’attention se dissout.

Nouvelle

À partir du langage, des idées qui surviennent lorsque l’on s’attache à le fixer jusqu’à ce qu’il se détraque, Suzanne Jacob livre cette poignée de courtes nouvelles vaporeuses dans lesquelles l’attention se dissout.

La plupart des histoires qui composent ce recueil ont les mêmes qualités et les mêmes défauts. De cette manière forment-elles une drôle de cohérence, principe autrement presque absent de cet assemblage chambranlant. Or, n’enfourchons pas si gratuitement les formules lapidaires et tâchons d’accorder un procès équitable à l’accusé. Comment se fait-il que des amorces aussi puissantes ne mènent jamais à la moindre détonation, si inoffensive soit-elle ? Pourquoi une nouvelle commençant en lion (« L’hiver, le problème, c’est que les morts ne peuvent pas être enterrés. ») se termine en queue de poisson ? Ou pour poursuivre dans la veine animalière, pourquoi avoir statué qu’il était intéressant d’observer le serpent se mordre la queue autant de fois ? Le surplace semble ici avoir été érigé en principe. Faut-il préciser que la chose est extrêmement frustrante ? Comme une façon de saboter tant la phrase en cours qui se brise sur les écueils du langage qui fourche, comme une trame qui s’avère tantôt un cul-de-sac, tantôt une boucle. C’est d’autant plus exaspérant que la réflexion initiale suscite une grande panoplie de possibles pour qu’ensuite chacun d’entre eux soit boudé, comme si l’énoncé se suffisait à lui-même. Je guettais depuis longtemps l’occasion de me plonger dans l’œuvre de Jacob, que plusieurs disent grande, mais il faut bien le reconnaître, il ne s’agit pas du bon livre pour m’en convaincre.

Orientation dans le fugace

Chaque fois que l’on s’emballe, que l’on croit être tombé sur une poutre ou un montant, il faut bien vite se raviser ; tout cela, malgré les apparences, n’était que plâtre.

Je ne veux pas me déplacer. Je dirais des choses que j’ignore, je les confondrais avec des choses que je sais. Par exemple, le mot longtemps et le mot fulgurant, j’en ferais une histoire de leur proximité. Non, plutôt me taire.

Chaque petite naissance semble scrupuleusement avortée. Dans cette profusion de flux de pensées, il faut s’orienter comme on peut, arpenter ces atmosphères fuyantes, accepter que dans une dizaine de pages à peine, un nouveau tableau abstrait remplacera l’actuel. Les histoires et leurs idées effleurent notre conscience sans rien parvenir à y graver, fugacité irrépressible. De la pensée de Jacob dans ces pages demeure l’impression d’une foule silencieuse, mélancolique, entravée dans le doux piège du souvenir alors que le vulgaire opéra-bouffe de la modernité repousse les frontières de la grossièreté en rejouant pour la énième fois l’exécution du best-seller ou la singerie de la pensée circonscrite au positif.

Ne commençons pas à dresser la liste des personnes de notre connaissance — des nôtres — qui ont été torturées et humiliées. N’entreprenons pas de réciter la liste qui nous spirale, qui nous vertige, qui nous hante. Le cameraman fait la mise au point sur les bijoux, qui n’ont pas pris une ride, rien. (Brosser l’or avec du dentifrice, vieux truc.)

Le quiproquo des autres

Outre cette fatigue de la modernité, on sent le souci dans Feu le soleil de mettre en scène l’incompréhension mutuelle qui caractérise la grande majorité des rapports sociaux. Ce qui pour l’un tient lieu de valeur n’est souvent pour son vis-à-vis qu’une blague déjà plus si drôle. Comment arriver à se trouver en adéquation avec un être au bagage différent, à un instant différent de son propre parcours ? On parle d’une chose et l’interlocuteur en entend une autre. L’enfant s’imagine que l’adulte voit le monde comme lui et l’adulte ne se souvient plus de ce à quoi il aspirait avant d’atteindre l’âge de raison.

C’est facile, c’est simple, c’est intéressant, on est ce qu’on est, on est ce qu’on peut, on nous paie bien pour faire ce qu’on a à faire. Je ne voudrais pas perdre mon calme, mais voyez-vous, il y a forcément autre chose, une autre raison, une autre tâche éreintante à laquelle je suis astreinte, à laquelle on m’astreint. Une autre tâche qui ne se trouve pas inscrite dans l’agenda de cette vie d’adulte où mes responsabilités sont claires et bien définies. Me notera qui veut.

Malgré un sens de la formule, des comparaisons étonnantes (parfois tout de même un peu forcées, voir Adagio/Lapidation) et une profusion d’idées prometteuses, on referme Feu le soleil avec un fort sentiment d’incomplétude. La démonstration n’est tout simplement pas à la hauteur de la réclame. S’il faut vraiment penser à la lente combustion du soleil, autant viser des réflexions plus substantielles. Autrement, il n’apparaît pas bien étonnant que tout « […] s’effondr[e] dans un silence de mort […] », que la conférencière en profite « […] pour rire un peu en fermant les guillemets », que l’on entende aussi clairement le vol de « […] la fameuse mouche […] ». ♦

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Suzanne Jacob
Montréal, Boréal
2019, 128 p., 18.95 $