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A girl who dreams

Dossier

J’ai étudié trois ans la littérature française à McGill sans jamais me frotter au genre littéraire de la «non-fiction». En fait, c’est plutôt en travaillant à la librairie anglophone Drawn & Quarterly, en 2014, que j’ai découvert cette catégorie issue de la culture anglo-saxonne. À l’époque, je me souviens d’avoir été charmée par sa largesse sémantique. On pouvait y inclure tant de choses: plus vaste que le récit, l’autobiographie, l’essai, le reportage ou encore la poésie, la non-fiction me semblait ouvrir un champ des possibles que je n’avais encore jamais cru envisageables. Parce qu’elle cultivait un flou identitaire et s’articulait en vertu de ce qu’elle n’était pas, elle permettait une hybridité des genres et m’autorisait à rêver l’avènement d’une littérature innommable.

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Hier, quand je suis allée fumer sur mon balcon, j’ai cru entendre des oiseaux. On aurait dit des goélands, de ceux qui rasent la mer en pleurant. Mais est-ce possible d’entendre des goélands par une nuit d’hiver, dans une ruelle de Montréal? J’ai pensé que j’hallucinais, que c’était peut-être un des effets secondaires de l’acide tranexamique que je viens de me procurer sur un site de revente japonais, afin d’atténuer mes taches pigmentaires. Suis-je à risque d’hallucinations, à risque d’oiseaux? Ma non-fiction à moi, c’est mon désir d’être belle.

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Toute la nuit, j’ai enfilé les épisodes de Love is Blind, une téléréalité de dating où les participant·es se courtisent à travers un mur sans qu’ielles puissent se voir. Je m’imaginais en sociologue, tentant de déterminer si l’amour est aveugle, si on peut tomber amoureux·se d’une voix, ou alors si l’amour rend aveugle, si sa vérité tient au fait qu’il engendre toutes sortes de fictions.

À l’écran, une des participantes sanglotait dans un magasin de robes de mariée. Elle disait: «Accepting this dress, for me, it means I’m a woman. But I’m also a little girl dreaming about a princess. A girl who dreams.» Et c’est ma nuit qui pleurait en elle.

Hier soir, l’amour était-il une fiction ou une non-fiction? Une histoire de princesse?
Et pourquoi me sentais-je obligée de trancher?

Le réel se situait peut-être à l’intersection du vrai et du faux, de l’acide tranexamique et des goélands.

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Comme cette participante de Love is Blind, je suis moi aussi une girl who dreams. Je veux davantage parler de rêves que de catégories. Car la non-fiction, bien qu’elle suppose une plus grande liberté littéraire, demeure
une étiquette qui circonscrit les discours, qui reconduit une opposition binaire (entre le vrai et le faux), et qui restitue des frontières littéraires, frontières que j’essaie tant bien que mal de brouiller. Mes mots, je les voudrais libres comme les goélands imaginaires que j’entends crier sur mon balcon.

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Bien que le genre de la non-fiction se taille une place de plus en plus importante dans le discours littéraire québécois, il ne s’impose pas comme une évidence. La façon de diviser la littérature en deux grandes catégories, ce qui est et ce qui n’est pas fiction, s’inscrit dans une vision particulière du monde. Dans beaucoup de cultures, d’ailleurs, le concept de fiction reste équivoque et on peine encore à le nommer. L’anthropologue Aleksandar Boskovic affirme par exemple que le terme de fikicija émerge tout juste en bosnien, en croate et en serbe1. L’auteur kenyian Ngg wa Thiong’o explique quant à lui qu’au Kenya, on trace plutôt une distinction entre krra ka rrm, la littérature orale, et krra ga kwandka, la littérature écrite2. C’est le support littéraire qui structure le rapport au texte.

La question des genres reflète donc une réalité culturelle, historique. En ça, les genres littéraires ne vont jamais de soi, mais relèvent de fantasmes. Ce sont des histoires qui nous sont racontées par les institutions, l’appareil médiatique, le Conseil des arts, les donneur·ses de prix, les maisons d’édition. Or, ces histoires façonnent nos horizons d’attente de lecteur·rices, mais aussi nos pratiques d’écriture. Elles dictent ce qu’il est possible de dire et d’écrire dans une culture donnée, déterminent quel type de littérature on se sent autorisé·es à produire, à publier. On peut même dire qu’elles exercent un pouvoir coercitif pour quiconque fait face à la page blanche.

Daphné B

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Moi, je rêve d’un monde dans lequel les catégories littéraires seraient abolies, dans lequel chaque girl who dreams pourrait s’avancer dans l’écriture sans tendre vers un genre particulier, sans essayer de se conformer à une idée de ce qui constitue une littérature «publiable». Éliminer les étiquettes littéraires du discours nous permettrait peut-être de donner à cette girl les moyens de ses ambitions. Cela l’obligerait à poursuivre son désir, à écouter son intuition. Elle rêverait d’autre chose que de répondre à des attentes.

Et là, seulement, la girl who dreams aurait la liberté de faire advenir… ce qui n’a pas encore de nom.
 

 


Autrice et traductrice littéraire, Daphné B. vient de publier un recueil de poésie jeunesse, La pluie des autres (La courte échelle). On lui doit aussi l’essai Maquillée (Marchand de feuilles, 2020), Prix des libraires 2021, ainsi que les recueils Delete (2017) et Bluetiful (2015).

  • 1. Richard Lea, «Fiction v Nonfiction – English Literature’s Made-Up Divide», dans The Guardian, 24 mars 2016, en ligne.
  • 2. Ibid.
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