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Frères et soeurs de sang

L’étrange odeur du safran donne à voir un éventail de relations fraternelles.

Thématique·s
Roman

L’étrange odeur du safran donne à voir un éventail de relations fraternelles.

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C’est compliqué entre Miléna Babin et moi. Lorsqu’en 2014 elle a publié son premier roman, Les fantômes fument en cachette, tout faisait rêver à une entrée fracassante dans l’univers littéraire: le titre magnifique, la prometteuse collection Quai no5 — dont il était l’une des premières parutions. Il y avait là les ingrédients pour que quelque chose opère, pour que sa lecture procure ce petit moment de grâce qui survient lorsqu’une nouvelle voix d’écrivain se fait entendre. En plus, la jeune autrice était l’une des plumes d’un blogue qui se démarquait, Les Populaires, où quelques bijoux de textes avaient été publiés. Est-ce que mes attentes étaient trop grandes pour ce premier opus? Peut-être. Parce que si le roman avait quelques charmes, il n’était pas à la hauteur de ce qu’il laissait présager.

Ainsi, lorsque L’étrange odeur du safran, le deuxième roman de Mélina Babin, est arrivé entre mes mains, j’ai éprouvé des sentiments mitigés. L’objet élégant, le titre tout aussi beau que le précédent, donnaient envie d’espérer de nouveau. J’avais très envie d’être séduite et de plonger dans la région du Bic des années 1980. Et même si plusieurs bémols viennent pondérer mon enthousiasme, il demeure que ce deuxième roman m’a franchement plus emballée que le premier. J’ai aimé la sensibilité féministe, qui transparaît dans son livre; son ambition d’écrire quelque chose qui soit complètement différent d’elle-même. Et puisqu’elle le publie à un âge où plusieurs grandes plumes ne s’étaient pas encore commises, j’ouvrirai le prochain avec joie.

Fratries antagonistes

L’étrange odeur du safran, ce sont d’abord des histoires de duos, de frères et de sœurs. Il y a Nil, qui fuit son jumeau violent, Yoav. Effrontée, massive, voleuse. Nil aime rédiger des poèmes avec un canif à même les meubles et apprécie la compagnie d’une renarde à demi apprivoisée. Il y a Arielle, adoptée par les parents de Jacob à la mort des siens, qui s’est prise d’une affection interdite pour son frère adoptif, après l’avoir longtemps ignoré. Plusieurs années après sa disparition, seul Jacob connaît le secret qu’elle protégeait jalousement. Puis, finalement, comme une parenthèse, un aparté, Amar et sa sœur Alaka, en Inde, qui participent à une expédition au cours de laquelle le jeune garçon ira cueillir du safran — la reine de toutes les épices — pour la première fois.

Le roman raconte la rencontre de Nil et de Jacob, alors que Nil déguste un repas qu’elle ne peut se permettre au restaurant de Jacob, avant de s’enfuir sans payer. Au fil des événements, la voleuse et le restaurateur sympathisent; Nil, fugitive, s’impose chez Jacob. Petit à petit, elle découvre le cambriolage que prépare Jacob alors que le lecteur, lui, saisit la tragique histoire derrière son urgent besoin d’argent. L’autrice a imaginé qu’il y avait dans les années 1980 de petits producteurs de safran dans la région du Bas-Saint-Laurent. Jacob et son complice, Renaud, ont mis au point durant des mois un plan pour voler leurs récoltes.

Un roman choral inégal

Cette soirée d’octobre où Arielle était devenue orpheline, elle se faisait garder chez son parrain, un ami d’enfance de ses parents. Au moment où le cou de son père s’était cassé net, et quand, la seconde d’après, la cage thoracique de sa mère avait transpercé ses poumons, la petite était assoupie dans un lit de camp au pied du lit de Jacob, le fils de son parrain, de trois ans son aîné. Depuis la deuxième phase de son sommeil, elle dirigeait un important cambriolage de biscuits à la mélasse.

Il y a ici un sens du récit souvent prometteur. Par moments, l’autrice s’enfarge dans des phrases lourdes, un peu sirupeuses, des figures de style appuyées: écrire le désir n’est pas chose facile, mais le comparer à un volcan, deux fois en quelques paragraphes, manque peut-être de mesure et de poésie.

La fresque romanesque que tente de brosser cet assez bref roman est ambitieuse. L’alternance du narrateur omniscient et de la narration au «je», qui nous présente le point de vue de Jacob; les multiples retours en arrière; le récit en Inde intercalé en de courts chapitres: malgré une certaine complexité, la structure du roman fonctionne. Pourtant, on reste un peu sur sa faim quant aux thèmes abordés. Explorer les frontières de l’inceste, l’épidémie de sida des années 1980, le désir meurtrier et les rituels de la cueillette du safran était un pari risqué. Le résultat est mitigé, il n’embrasse pas aussi habilement tous ces sujets, même si jamais on ne perd le fil ou le goût d’aller au bout du récit.

Et c’est peut-être là que quelque chose se révèle, qui échappe aux mesures, à l’évaluation purement rationnelle d’un objet littéraire: de tous les livres imparfaits, certains ont des défauts qu’on leur pardonne plus aisément. Celui-ci est l’un d’eux. Même s’il n’y réussit pas complètement, il y a quelque chose dans ce à quoi il aspire, ce vers quoi il tend, qui le rend séduisant. ♦

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Mélina Babin
Montréal, Édition XYZ
Quai no 5
2018, 200 p., 21.95 $