Aller au contenu principal

Fondre comme filles au soleil

Fondre comme filles au soleil

Mâtiné de secrets, imprégné jusqu’à saturation d’une ambiance anxiogène, École pour filles dénoue sa trame sous forme cryptique et se situe du côté de l’irrésolution et de l’ambiguïté.
 

 

Roman

Mâtiné de secrets, imprégné jusqu’à saturation d’une ambiance anxiogène, École pour filles dénoue sa trame sous forme cryptique et se situe du côté de l’irrésolution et de l’ambiguïté.
 

 

L’ouvrage, divisé en quatre parties calquées sur les saisons (dans l’ordre: automne, hiver, printemps, été), raconte une année dans une école catholique hors du temps et de l’espace, où un ensemble de bonnes sœurs enseignent à un groupe de jeunes filles aux noms surannés: Ariandre, Annette, Laure, Diane, Benoîte, Léa, Frédérique, Catherine, Corinne, Colette, Jeanne et une mystérieuse «autre Catherine» qui hante les corridors du roman, comme le spectre d’un passé indicible.

Bizutages, accidents et murmures constituent la trame de ce récit, qui oscille entre la trace et l’effacement – du souvenir, des preuves, d’un secret, d’une présence? – et dans lequel les êtres en devenir poussent de travers, entre les craques des pavés de pierre d’un établissement lugubre.

Mi-cloître, mi-Overlook

École pour filles serait la progéniture hallucinée des Enfants du sabbat (1975), d’Anne Hébert, et de Shining (1980), de Stanley Kubrick. À mi-chemin entre les transes de sœur Julie de la Trinité et les visions de Jack Torrance, les intrigues latentes qui se déploient dans le livre dépendent toutefois d’une pluralité de voix, lesquelles se relaient moins pour disperser le secret que pour l’épaissir. L’isolement et la perversité y sont comme portés à ébullition, juste assez pour qu’on voie poindre leurs bulles paresseuses à la surface frémissante du texte.

Lessard reprend la structure polyphonique qu’elle avait déjà adoptée dans Feue (La Mèche, 2018), son premier roman, mais elle en offre une version encore plus maîtrisée et kaléidoscopique. Les variations entre les formes d’expression et les niveaux de langue, qui contribuaient, dans Feue, à marquer les écarts entre différentes classes sociales et à montrer que le sens d’un récit ne va pas de soi – quelles que soient les prises de parole individuelles qui l’endossent – remplissent ici un rôle similaire. Mais plutôt que de souligner la distance entre les points de vue sur une même série d’événements, elles mettent en relief la diversité des expériences possibles d’un quotidien partagé.

À l’ombre des jeunes filles en sporulation

Ce quotidien, dans École pour filles, est cruel et curieux, teinté tantôt de langueur, tantôt de panique. Au décor qu’on aurait pu croire pastoral et à la métaphore des fillettes florissantes s’opposent donc un véritable bouquet de jeunes filles vénéneuses qui ne sont ni diabolisées ni divinisées, mais représentées dans toute la férocité fragile de l’adolescence. Dans cette collection de leurs voix qui rappelle l’herbier, l’imaginaire de la fleur est récupéré dans une perspective déconcertante, presque lugubre, et très éloignée de l’analogie classique entre femme et fleur, laquelle repose sur une idée rigide de la délicatesse et de la coquetterie et entretient le stéréotype d’une sensibilité supposément féminine liée à la botanique.

La succession des saisons se joue d’ailleurs de cet imaginaire en le défaisant. À la fois pieds de nez et clins d’œil à l’association entre féminité et nature – problématique en raison de sa dimension essentialiste et souvent fondée sur la cyclicité –, les intertitres saisonniers réactivent une conception de l’adolescence sur le mode de la floraison et du bourgeonnement tout en en déviant, en décentrant notamment le printemps. Les images qui accompagnent ces intertitres – reproductions de lithogravures d’êtres hybrides à mi-chemin entre le corps féminin nubile et le champignon sauvage – procèdent d’une manière similaire, piochant du côté de l’imagerie botanique et mettant l’accent sur son versant mycologique. La fleur est devenue un champignon et elle croît dans les recoins moites et sombres du cloître. Le foisonnement des secrets dans le texte rappelle d’ailleurs le mode de prolifération des plantes fongiques: elles se répandent par la dissémination invisible de spores.

Le roman se clôt sur un long monologue d’Ariandre (personnage presque éponyme de l’autrice qui partage son attrait pour l’écriture, mais aussi, possiblement, une façon de pointer l’ombre d’un masculin absent – le préfixe andro –, en même temps qu’il évoque l’Ariadnê mythologique et le fil, peut-être narratif, qu’elle tissa pour sortir Ulysse du labyrinthe), celle-là même qui inaugure le récit. Alors que toutes ont regagné leur foyer familial, Ariandre égrène les jours en solitaire jusqu’à la fin de l’été, inventant un vécu alternatif qui risque de la mener, tôt ou tard, à sa perte. L’incertitude quant aux événements chroniqués par les jeunes filles (quels sont-ils et sont-ils bien réels?), plutôt que d’être neutralisée, s’en trouve décuplée. Loin de nuire à l’œuvre, ce mystère instable en accentue la puissance. Car si, tel que le croit Ariandre, «tout ce qui est caché finit par pourrir», la fascination des lecteur·rices ne saurait en revanche croître qu’à l’ombre des arbres occultant les personnages de l’écrivaine et formant le dernier mur auquel se confronte l’interprétation.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Ariane Lessard
Montréal, La Mèche
2020, 144 p., 19.95 $