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Fin de règne

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On a mis dix ans pour arriver au bout de cette nuit qui s’achève sur une promesse d’orage, un jour gris-mauve. Tu ne le sais pas encore, Ti-Loup, et tu persistes dans le sommeil comme si tu luttais; dormir te défait au lieu de te réparer. Je sais que tu as encore tes cauchemars d’enfant, ceux dans lesquels on doit mimer sa mort pour rester en vie. Ça doit faire une bonne décennie que l’on ne s’est pas couchés avant minuit. Il est 7 heures du matin et je ne dors toujours pas. Une aube blême, défavorable, te trahit en révélant deux cheveux blancs que tu m’avais bien cachés jusqu’ici. On a précipité les choses. On a fait comme si on était éternels, sans lendemains. On s’est pris pour des dieux, on a cru au paradis. On s’est crus.

Dans le loft que nous hantons, les murs moisissent sous la peinture aux couleurs acides. Des verts, des jaunes, des turquoise qui crient, des kaki corrosifs. Aujourd’hui ces choix m’apparaissent déplacés, contre nature. On avait trouvé ça génial de mélanger tous les restants des pots pour voir quelle couleur ça donnerait et en barbouiller le pan de mur près de l’entrée… Une couleur qui tue le soleil, ça crève les yeux. Nos vieux collants de Stereolab à demi arrachés, notre affiche de Godspeed You! Black Emperor, des photos suspendues: ce décor étudié que je ne remarque plus. Même les plantes peinent à respirer ici. Elles se racornissent et n’ont jamais bourgeonné, ont appris à se maintenir en état de survie sans compter sur nous, sans attendre qu’une eau plombée vienne noyer leurs racinettes. Je crache de petites perles de pus, tu es maigre à faire peur. Nous arrivons à la limite de notre règne.

La ville est minée par tout ce que j’ai perdu, abandonné et laissé en elle: une seringue près du métro Beaudry, mes nombreux porte-monnaie égarés dans les bars de la ville, ce que j’ai inscrit dans le béton frais d’un trottoir du Plateau Mont-Royal et gravé sur les troncs d’arbres du parc La Fontaine, mon humilité dans quelques agences de mannequins de la rue Saint-Laurent, ma sobriété dans les boîtes de nuit de la même rue, mes dents d’en avant dans un stationnement près des Foufs, ma bonne humeur dans Hochelaga, mes neurones dans des raves extasiés. Chaque matin en rentrant me coucher, je chipe de jolis petits légumes croquants dans les jardins communautaires; j’ai perdu toute capacité d’empathie, toute hygiène de vie. Je déambule dans Montréal, insensible au présent, comme on revisite ses vieux journaux intimes.

On est en quelle année déjà?

Derrière la commode, près du calorifère, un verre de plastique oublié contient un fond de vin rouge. À la surface du liquide, de la poussière a neigé. Il semble que nous ne serons plus les mêmes. Car hier dans la nuit, les masques sont tombés de nos visages exsangues et nos déguisements aussi: petites laines, cuir, perles, dentelles laissant voir nos corps vannés, toutes nos égratignures, les cicatrices et nos silhouettes qui tanguaient. Nous étions dans le Mile-End, tu pissais près de la voie ferrée quand la foudre s’est abattue tout près de nous. Dans une autre vie, je serais devenue croyante. Il a commencé à pleuvoir très fort et nous nous sommes dépêchés de rentrer. Évidemment, le parapluie est brisé. Je me suis blessée avec et le sang s’est mis à dégouliner sur mes tempes.

On a tout vécu ensemble. La mort du rock et l’arrivée de la téléréalité, le retour de la house et du fluo, de la cocaïne et des faux tatouages dans les magasins à une piastre. On a goûté un peu de tout sans jamais tomber en chute libre. Parfois on boitait, mais on arrivait quand même à tenir la pose; on excelle à se donner une contenance. On a tant ri, ri à se faire mal, à se fendre la pulpe des lèvres, ri jusqu’à ce que coule le mascara, que s’effacent le fond de teint, le blush, le gloss, ri à se défaire une beauté en déboulant l’escalier; on a tant bu, l’alcool n’a plus de prise sur moi. On a beaucoup parlé aussi, gueulé, gémi, pour un oui pour un non, et nos bouches grand ouvertes disaient n’importe quoi. La ville nous recrache comme la mer rend ses noyés. Cette nuit qui aura duré dix ans ne veut plus de nous.

Avant le loft, on a vécu en vase clos dans un appartement avec vue sur les manèges de La Ronde en fumant comme des condamnés à mort. On a voyagé dans des endroits qui nous attiraient: l’Allemagne en train jusqu’au Danemark, quelques étranges églises en périphérie de Prague, l’Australie et ses murailles de coraux. On a aimé détester Paris. Repéré une petite fille perdue dans la gare de Rome. Vu la corne d’un narval transpercer la mer qui borde l’Alaska. On a humé l’air humide du Cambodge et flatté des vaches à cloche en Suisse. Mais voilà, je t’annonce que tu devras te rendre seul en Tunisie pendant que je parcourrai la route pour retourner là d’où je viens. Mon instinct me dit d’y aller sans toi. J’en suis désolée; je sais déjà que je vais rire moins souvent. Ou peut-être que je réapprendrai à rire pour vrai?

Me mouvoir dans la ville m’enchaîne au passé. Chaque pas en avant, chaque coin de rue, les stations de métro me rappellent une connerie manigancée ensemble. La boîte à lettres au coin de la rue, par exemple. Pour ne pas salir les trottoirs, j’avais dégueulé dedans, tu te souviens? Me remémorer toutes ces scènes me donne la migraine, mais c’est plus fort que moi. À force de regarder en arrière, j’ai attrapé un torticolis.

Dans la nuit, la lumière nous embellissait. La lune nous donnait un teint lacté, lissait nos rides naissantes. On avait le don d’être à la bonne place au bon moment. On n’était pas du genre à arriver les premiers dans une soirée, et on faisait toujours une entrée remarquée. Tu sortais ta caméra et ça te rendait magnétique. Tout le monde voulait poser pour toi: tes rouleaux sont une cartographie des nuits folles de Montréal, un vrai roman-photo. Simone urinant sous le viaduc. Mon talon écrasant ta poitrine. Émile ivre mort en bas des marches. Eleni en pleurs devant un cendrier plein. Murielle et ses pantalons imitation de serpent qui lui pétaient sur les cuisses. Un test de grossesse négatif dans une poubelle remplie de mouchoirs. Des bobines de film en guirlande dans une chambre chic au plafond haut. Backstage avec des groupes pop orchestraux. Rien ne laisse croire qu’on a grandi en banlieue, de l’autre côté des cheminées étincelantes exhalant la bouffée toxique des raffineries. Tu m’avais promis l’extase et elle est venue, mais je croyais que tu serais avec moi, pas derrière ta caméra.

Par la fenêtre, j’observe la ville qui s’éveille. Je regarde passer des gens qui ont l’air reposés. Un bébé blotti contre sa mère. Une petite fille avec un trop gros chien. Une femme noire en béquilles. Un élégant monsieur qui s’observe du coin de l’œil dans la vitrine d’un magasin de souliers. Un courrier à vélo qui tente de dépasser l’autobus. Trois enfants surexcités en route vers leur cours de natation, le casque de bain déjà sur la tête. Des sans-abri quittent l’entrée du commerce où ils s’étaient assoupis avec leurs chiens. Un gars un peu poqué revient de chez le dépanneur avec un sac de café sous le bras. J’ai perdu pied, me suis distanciée du réel et laissé avaler par tout ce qui scintillait, à commencer par ton flash. Dix ans à poser pour toi. Ta muse est fatiguée.

Sur la dernière photo, je souris et saigne en même temps. Dans le cadre, d’une main j’essuie la pluie et le sang autour de mon visage. Tu me voulais en martyre bienheureuse, tu m’as dit «fais-moi ça candeur, fais ça santé mentale, mime-moi l’air que t’avais quand je t’ai connue il y a dix ans». Je me suis souvenue de ce premier soir où nous étions entrés dans le ventre d’une église. Ça m’a pincée. Une photo comme une prémonition, un avant-goût de dénouement. Tu aurais voulu me faire mal que tu ne t’y serais pas pris autrement. C’est à ce moment-là que la foudre a frappé, une deuxième fois.

On s’est crus lucides alors qu’on devenait cyniques, on s’est dit contentés alors qu’en réalité on désenchantait. Nous sommes bien nus, ensanglantés. Le demi-sourire sur mes lèvres est d’une ironie qui fouette. Je n’ai plus la force ni l’envie de faire semblant que tout est sous contrôle. On est devenus si malsains qu’on est allés faire du yoga soûls la semaine dernière. Vas-tu tenir ce rythme jusqu’en 2050? Ne sens-tu pas que la ville en a assez de nous et de nos singeries? Ton linge en tas par terre sent la charogne. Vu d’ici, on dirait un nid de rapace. Nous n’engendrons plus la vie, notre aura s’est éteinte. L’énergie stockée s’évapore. La fête est finie, mais nous refusons de quitter les lieux. On s’obstine, on étire les minutes, on quémande une dernière toune. Personne n’a pensé à préparer de sachet-surprise avec, à l’intérieur, une bague en plastique, des bonbons poudreux, un suçon rouge, une gomme Bazooka, un petit chapeau conique avec un élastique trop serré, un gazou et une poignée de feux de Bengale. Dommage, ça m’aurait mise en joie.

Cet après-midi, quand tu t’éveilleras, je vais te faire couler un bain avec de la mousse. La cafetière sifflera un air rassurant sur le rond du poêle. Six, sept gouttelettes de crème et un cube de sucre. Je te l’apporterai en souriant (du même sourire que sur la photo) et déposerai la tasse de porcelaine craquelée sur le couvercle de la toilette. Ça te fera du bien, comme de manger de la viande une fois de temps en temps. Comme de fouiner dans une vieille boîte de jouets d’enfant. Comme n’importe quoi qui enracine. Ensuite je t’épongerai le dos, le torse, pour laver tout qui s’y sera accumulé, la crasse et les brillants qui scintillaient dans la nuit que l’on croyait éternelle. C’est à ce moment-là que je vais t’annoncer la mort de la nuit, la fin des paillettes, la dernière poutine. Tu vas me demander «pourquoi maintenant», mais ma réponse s’étalerait sur plusieurs jours et autant de nuits parce qu’il y a tant de raisons… L’eau laissera dans la baignoire une dentelle de saleté, des bulles grises, des rigoles huileuses et tes cheveux agglutinés. N’entends-tu pas les étoiles qui s’évanouissent autour de nous? Vois la croix du mont Royal s’éteindre quand le ciel s’enflamme.

On devrait faire quelque chose de sain. Arroser les plantes, remplacer les ampoules mortes, installer une alarme de feu, ouvrir les fenêtres. Il faudrait préparer du thé noir, croquer des noix, manger une poire. On pourrait se regarder dans les yeux, dans la glace, à la lumière du jour et enfiler notre peau à l’envers pour en examiner l’intérieur. Sortir dehors ainsi vêtus et faire peur au monde. On chevaucherait nos Bixi jusqu’à l’oratoire Saint-Joseph, pour y entrer comme des revenants et s’asperger d’eau bénite. Demander la jeunesse éternelle, se la faire refuser. Implorer le pardon: se le voir refusé. Tenter de dérober le cœur du frère André – nous sommes damnés. Descendre les marches sur le cul, ou rouler dans l’herbe en niaisant. Il n’y a plus rien à faire avec nous, on a tout désacralisé. Tu peux continuer à t’acharner dans le cul-de-sac, moi je fais demi-tour. Je suis déjà loin de toi et je ne veux jamais revoir la dernière photo.

Je ressens ce matin l’envie soudaine de m’accorder aux autres. Je voudrais recommencer à dormir du sommeil du juste, cesser d’aborder le monde au huitième degré. Je vais commencer par quitter cet endroit.

Au bout de ma nuit, je veux entrer dans la lumière.

 


Marie Helene Poitras est une écrivaine montréalaise née a Ottawa. Elle a reçu le prix Anne-Hebert pour son premier roman, Soudain le Minotaure. Alors que Griffintown (prix France-Québec) lui a ete inspire par son expérience de cochère, La desiderata revisite le sujet de la violence faite aux femmes sous la forme d’une fable envoûtante. On lui doit aussi La mort de Mignonne et autres histoires, finaliste au Prix des libraires du Québec. «Fin de règne» est une primeur accordée par l’autrice et les éditions Alto. Cette nouvelle fait partie du recueil Exercices d’empathie, qui paraîtra en avril 2023.

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