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Faire parler les autres

Dans la bibliothèque de...
BlaisPhoto : Sandra Lachance

«C’est fabuleux de recouvrer un sens à l’écriture», dit-elle, sourire en coin. Il y a seulement quelques minutes d’écoulées à notre entretien et Marie-Claire Blais se réjouit déjà d’une relecture dans laquelle elle est plongée en ce moment. «C’est étrange de lire Jane Austen à notre époque. Ces écrivains avaient tellement peu de confort. C’est incroyable, ils avaient une sorte de petit pupitre pour écrire.» Toujours, l’auteure questionne et compare sa relation à la création avec celle des autres. Elle poursuit: «Lorsqu’on lit sur eux, on voit à quel point ils ont travaillé avec rien, on voit à quel point nous sommes choyés. Ça ne les a pas empêchés d’écrire de grands livres. Une femme écrivain comme Jane Austen, elle avait peu de succès au début de sa carrière, mais elle était tellement avide de compréhension.» C’est à cet instant que je réalise que, comme toujours, Marie-Claire Blais fera parler les autres. Pas tant pour se protéger, simplement parce que tout est plus grand qu’elle: l’écriture, la littérature, son œuvre. Et c’est aussi à cet instant que je me dis qu’il n’y a pas que Jane Austen qui est «tellement avide de compréhension».

Premier amour

Lorsque je la rejoins au bar de son hôtel, rue Sherbrooke, je me dis que l’auteure est tout sauf à sa place dans cet environnement urbain. Elle qui, native de Québec, a délaissé la province il y a déjà plusieurs années pour s’installer à Key West, ville peuplée d’artistes et de marginaux située à l’extrême pointe sud-est des États-Unis. C’est là que se trouvent ses livres, étalés un peu partout dans sa petite maison, quelques bibliothèques pleines tandis que d’autres jonchent le sol, m’explique-t-elle. À défaut de pouvoir y bouquiner, c’est dans les souvenirs qui habitent l’écrivaine que je tente de cerner sa relation à la lecture, ceux qu’elle porte encore en elle aujourd’hui: «Il n’y avait pas beaucoup de livres dans les foyers modestes, mais on pouvait toujours en trouver, surtout lorsque ça devenait notre premier amour, on faisait tout pour en avoir. Les livres sont la première chose que j’ai pu posséder.»

Ce premier amour donc, celui des livres, sera le moteur d’une jeune et prodigieuse carrière pour celle qui publiera son premier roman à vingt ans (La Belle Bête, 1959), avant de remporter le prestigieux prix Médicis à vingt-six ans pour son quatrième livre (Une saison dans la vie d’Emmanuel, 1966). Cette précocité littéraire remonte à la rencontre — nécessaire — avec certaines œuvres. «Si on a treize ou quatorze ans et qu’on découvre Les chambres de bois d’Anne Hébert ou Les hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, l’écriture s’explique, on vient à elle.» L’auteure n’hésite pas très longtemps lorsque je lui demande si un livre en particulier l’a poussée à prendre le stylo: «Kafka, vers treize ans, avec Le procès. Mais il me semble avoir beaucoup été touchée par La colonie pénitentiaire aussi, il avait tout vu du monde de l’oppression, de la censure.» Elle a trouvé des réponses chez l’écrivain praguois: «Dans Le procès, c’est tellement notre histoire: le but de la vie, c’est la mort. C’est ce que Kafka nous dit. Il le fait avec un grand ludisme, il le faut, car sinon ce serait insupportable.»

Une bibliothèque nouvelle

Les yeux de l’écrivaine deviennent brillants lorsqu’elle raconte la première fois qu’elle a mis les pieds à la bibliothèque de Harvard, elle qui aime ces lieux où l’on est entouré d’univers à découvrir. «C’est mon ami Edmund Wilson, un grand critique littéraire, qui m’avait donné une carte pour y avoir accès. C’était incroyable comme cadeau. À ce moment-là, je lisais peu en anglais, mais ça n’a pas pris de temps. La première fois que j’y ai mis les pieds, c’était extraordinaire, car il y avait tous ces jeunes gens qui travaillaient et chacun me semblait être en train de poursuivre un rêve.» Il faut la voir lorsqu’elle me raconte cette anecdote, j’ai l’impression que, le temps d’un instant, elle revit ce moment: «Il restait en moi une nostalgie des études. Entrer dans une bibliothèque, c’est comme un miracle et lorsque je suis entrée dans celle de Harvard, c’était un grand miracle.» Elle se demande encore si Wilson réalisait à l’époque de l’immensité du présent qu’il lui offrait.

Ce n’est pas parce que Marie-Claire Blais ne réside plus au Québec qu’elle ne fréquente pas sa littérature. Quand j’aborde ce sujet avec elle, c’est avec nostalgie qu’elle relate son passage aux Éditions du Jour dans les années 1960. «Lorsqu’on pense au travail de Jacques Hébert, à l’éventail d’écrivains qu’il a fait naître, c’est triste de penser que pour beaucoup d’entre eux, on n’entend plus leur voix, c’est dommage. Il faut une bibliothèque nouvelle pour ceux qu’on a oubliés. […] C’était si stimulant à cette époque de voir les livres publiés presque chaque semaine, c’était la naissance d’une littérature. On ne peut pas les oublier, c’était si important. […] Pensez à quelqu’un comme Gilbert La Rocque, c’était extrêmement moderne ce qu’il faisait. L’écriture était moderne et le souffle aussi!» «Une bibliothèque nouvelle pour ceux qu’on a oubliés», quelle conception splendide à la grandeur de celle qui l’énonce. Là est un peu l’essence de Marie-Claire Blais, une femme réservée d’une immense générosité, d’une conviction inébranlable envers la littérature, et une volonté d’exister par les livres, tant pour elle que pour tous ceux qu’elle a côtoyés, ces écrivains, ces frères d’armes, au Québec et ailleurs dans la francophonie.

L’entretien se perd tranquillement, faisant place à une conversation littéraire où d’Austen on saute à Dostoïevski, pour revenir un peu à Kafka avant de tomber chez les Français et de se perdre avec plaisir dans un maelström littéraire, derrière lequel, toujours, l’auteure s’efface, se tient à distance. Elle raconte à quel point, malgré le traitement pénible et les descriptions cruelles que réservait François Mauriac à ses personnages féminins, elle ne pouvait s’empêcher de le lire, elle pour qui Thérèse Desqueyroux est l’un des plus beaux livres jamais écrit. Tout comme La fin de la nuit à propos duquel Blais croit secrètement que Mauriac est, bien malgré lui, tombé amoureux de Thérèse! Quand on discute de l’état de la littérature française, on ne peut s’empêcher de passer à côté de la grande part qu’occupent maintenant les biographies romancées, ainsi que les romans autofictionnels. Ce à quoi elle répond (avec raison): «Ça ne fait pas de soi un écrivain que d’avoir vécu une vie tragique.»

Porter les autres en soi

La curiosité littéraire de Marie-Claire Blais semble aussi intarissable que sa connaissance du milieu. C’est qu’elle ne peut se passer des livres. Même lorsqu’elle crée, elle ne craint pas la contamination et la lecture n’est qu’une façon de continuer à nourrir son esprit. «J’ai connu des écrivains qui ne lisaient pas en période d’écriture. Dans mon cas, ce n’est pas cela, car il y a constamment des livres à lire. Je ne peux pas vivre sans lire beaucoup.» Elle sait très bien par contre qu’elle porte en elle des histoires, plusieurs histoires qui, à un moment où à un autre, resurgissent dans l’écriture. On n’a qu’à penser au parallèle souvent évoqué entre le traitement de la phrase dans le cycle de Soifs et dans Les vagues de Virginia Woolf, écrivaine qu’elle aime beaucoup et qu’elle cite en exergue du premier tome du cycle. «Tous les livres que nous lisons, nous les portons. Nous les portons de mémoire et nous les portons en nous. C’est certain qu’un livre comme Les vagues de Virginia Woolf est sublime et nous le gardons longtemps en nous. C’est dans le non-dit et dans la souffrance, mais c’est terriblement beau.»

Vers la fin de notre rencontre, nous abordons Alice Munro, Philip Roth et António Lobo Antunes, trois écrivains qui ont décidé récemment de cesser d’écrire. Leurs raisons sont multiples, mais pour Marie-Claire Blais, c’est le même constat, qu’importe l’argument: «C’est terrible que d’arrêter d’écrire. J’en serais incapable.» Celle qui vient de clore un cycle entamé il y a plus de vingt ans ne cessera pas de travailler donc. Les idées sont bien présentes, la discipline au rendez-vous et le besoin, lui, est inné. ♦

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