Aller au contenu principal

Faire du feu

Carnets
Thématique·s

Faire du Feu 1

Il y a quelques années, en revenant de chez ma mère qui reste à Nouvelle, je me suis arrêtée avec une amie dans un pub dont la terrasse donne sur le fleuve, à Kamouraska. Près du zinc, je suis tombée sur une connaissance que je n’avais pas vue depuis au moins un an. Elle m’a dit: «J’ai loué une maison à Saint-André avec des amis. Je vis ici, maintenant.» J’ai souri poliment, je lui ai souhaité bon courage, et en rentrant dans la voiture j’ai pensé qu’il fallait quand même être un peu fou pour quitter Montréal.

J’ai changé d’idée l’année dernière.

Je suis Montréalaise, mais ma maison est en Gaspésie depuis juillet 2018. Je ne sais pas si on peut dire de moi que je suis une écrivaine gaspésienne, gaspésienne comme ma mère née en Gaspésie peut dire qu’elle est du cru, mais c’est dans le petit village où Gabrielle Roy a écrit Bonheur d’occasion, à neuf cents pas de la mer, que cette maison de l’époque victorienne nous a attirés, mon amoureux et moi.

1.

Les vieux au village disent que George O’Brien travaillait pour l’armée.

Les vieux de George O’Brien
et les vieux des vieux de George O’Brien
ont construit la maison de bois en pantalons à bretelles et à l’huile de coude:
le rez-de-chaussée en 1850, le premier étage dans les années 1920.
C’étaient des mangeurs de patates au mildiou comme mes ancêtres
immigrés dans la péninsule au xixesiècle à cause des Anglais
qui divisaient pour mieux régner en Irlande.

Partir le chauffage

Le vent boxe la maison construite sur une colline, les clous pètent au froid, l’eau de pluie entre par une fissure dans le solage, le chapeau d’une des deux cheminées est parti au vent, les fenêtres d’origine sont des portes ouvertes sur le dehors, deux puits de lumière fuient dans le solarium. Après l’orage ça sent le pu-erh, mais c’est chez nous, et l’hypothèque nous coûte trois fois moins cher qu’un petit loyer dans un quartier adjacent à Montréal. On colmate les brèches avec les moyens du bord, on chauffe au bois le jour quand il fait froid et on dort en cuillère pour se réchauffer la nuit.

À Montréal, faire du feu ça voulait dire partir le chauffage; je réglais le thermostat à 19°C pour maintenir ma facture d’électricité à 55$ par mois. Pour partir le chauffage dans notre maison poreuse en Gaspésie, on fait un montage avec des bûches de dix-huit pouces, de l’écorce de bouleau et du petit bois d’allumage posé en croix sur le tas. On craque une longue allumette, on met le feu au tas et on ferme la porte du poêle. On se frotte les mains en attendant qu’il fasse chaud, on a mal aux articulations, on a les doigts gourds. On ferme la clef du bas quand les flammes se mettent à lécher les pierres à feu derrière la vitre du poêle. La fonte claque en se réchauffant comme le pain fait maison chante en sortant du four. À 18°C on ferme la clef du haut. À 20°C le chat se couche en sphinx et on enlève nos gants magiques en coton pour travailler. De temps en temps, on prend le char et on fait 900km pour aller manger du kimchi et voir nos amis à Montréal.

2.

Les vieux au village disent aussi que George O’Brien rédigeait des modes d’emploi pour les professionnels de la guerre.

Sur le terrain de la maison O’Brien on a trouvé:
des canettes de bière brassée dans le coin
un CD rayé de Robert Charlebois
une cheminée rouillée
un devant de char
un séchoir à poissons qui pique du nez
un crâne animal
des plants de houblon
des outils
et au bout de la longue planche de culture d’ail
dans les herbes jaunies et couchées par l’automne
une bombe.

Faire du Feu 2

Faire du Feu 3

L’armée

Trois soldats en treillis à motifs de camouflage ont sauté d’un hélicoptère à moins de trois cents mètres de la maison à la fin du mois d’octobre. On était en train de corder le bois pour l’hiver. Les hommes forts du Canada habillés en chair à canon venaient récupérer la bombe dans un bosquet aux herbes couchées par l’automne. L’engin mesurait quatre pieds de long. Sa forme rappelait vaguement celle d’une torpille. On pouvait lire, sur son corps jaune et corrodé, ce numéro de modèle qui sonne comme un nom de code: MK 8.

Mon amoureux avait découvert ce mortier sous-marin inerte (le res-ponsable des communications de la base militaire) de fabrication champêtre (le caporal qui a récupéré l’engin sur notre terrain) alors qu’il préparait la terre pour planter l’ail à quelques pas de la porte d’entrée de notre nouvelle maison. La bombe gisait pas loin de la balançoire pour enfants suspendue à la branche la plus forte de notre épinette de Norvège et de la ruine qui tient lieu de table à pique-nique. Elle n’était pas de confection canadienne, d’après le caporal qui a soupiré, découragé, quand je lui ai dit que j’étais écrivaine.

Mes recherches sur Google et dans le deep web n’avaient rien donné la veille, j’étais tombée sur des images et des descriptions de torpilles, de hedgehog, de squid, de bombes nucléaires qui m’ont quasiment rendue folle. Il n’y avait rien, dans cette mer d’engins bons à tuer, qui ressemblait au Léviathan couché sur mon terrain. Les spécialistes des explosifs de l’escadre saguenéenne dépêchés en Gaspésie étaient dans le noir eux aussi, l’engin n’était pas répertorié dans leurs livres. Ma seule certitude, c’est que cette bombe n’avait pas passé plus de trois hivers sur place. Avec le temps, la végétation l’aurait intégrée et le sol l’aurait avalée. La bombe était donc là depuis peu, et en attendant que l’armée fasse son travail, dans cette étrange intimité avec un déchet de guerre, je me suis arrangée pour ne jamais être nue quand je la croisais du regard depuis la fenêtre de notre chambre, gênée, comme si elle avait des yeux et une conscience, de la voir dans sa rouille, vieillie, vulnérable mais fabriquée pour tuer.

L’avis du caporal et le résumé officiel que m’a transmis le lendemain de la mission le responsable des communications de la base militaire n’ont eu aucun effet sur mon angoisse, car il y avait autre chose dans cette histoire vraie qui jouait avec mes nerfs: j’étais la seule victime du hasard qui dessine un pont entre la réalité et la fiction. Sept jours plus tôt, j’avais envoyé à mon éditeur le manuscrit de mon prochain roman, et dans ce roman, il y a une bombe.

3.

On nous a dit d’appeler la SQ, et la SQ a appelé l’armée.
L’armée a dit: La bombe est à nous, on vient la chercher.

Les vieux au village ont ri quand on leur a dit que l’armée venait récupérer une bombe près de la maison O’Brien: Il y en a une pareille plantée chez l’ancien Hells full patch du village.

L’armée a dit: Elle est à nous celle-là aussi, on la ramasse en passant.

Dans le champ où l’hélicoptère a lâché trois militaires, j’ai entendu le caporal chuchoter à l’oreille du soldat qui avait l’air le moins chien: Les explosifs étaient plus légers à l’époque, elle est peut-être vide mais je la ferais sauter quand même.

La SQ a fermé la 132 à la demande de l’armée, au cas où la bombe ferait sa job de guerre entre la forêt et la mer.

Depuis le départ des militaires, au bout de la planche d’ail dont on vient de récolter les têtes, il reste un creux de la longueur d’un mortier sous-marin.

Je dis:
George O’Brien a fabriqué pendant la guerre froide
une bombe qui va exploser avec ses réponses en 2025
dans la langue des solstices, des équinoxes et de ma mère.

Faire du Feu 4

Chasser l’humidité

On a survécu à l’hiver qui dure six mois. On alimente le premier feu de l’année à l’extérieur avec les bûches noueuses de la saison passée et les branches de pommier cassées par le vent. Mon homme dit, en retournant les boulettes de bœuf écrasées sur le grill de fortune, un pied dans le tas de neige sale et l’autre sur une butte de terre pour les patates à planter: «Le bois va donner un petit goût à la viande.» Et il a raison.

Chez nous ça sent le bois mouillé et le pipi des écureuils qui ont fait des petits dans les murs. Il fait froid la nuit, sauf à côté du poêle à bois et sous les draps, alors on fait du feu à deux pour chasser l’humidité qui nous rentre dedans. ♦

Photographies : Alain Lefort

Perrine Leblanc est l’autrice de L’homme blanc (Le Quartanier, 2010/Kolia, Gallimard, 2011) et de Malabourg (Gallimard, 2014/Folio, 2015). Elle prépare avec Geneviève Godbout un roman illustré intitulé La reine Maeve. Son troisième roman, Gens du Nord, devrait paraître en 2020.

Alain Lefort est photographe et portraitiste. Il collabore régulière-ment à LQ.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF