Aller au contenu principal

Être là et ressentir le monde

Donner corps à l’insaisissable / Embodying the Intangible est un hommage à l’œuvre de Caroline Gagné. Forme et contenu s’amalgament pour rendre tangibles les caractéristiques mêmes du travail de l’artiste.

Catalogue d'exposition

Donner corps à l’insaisissable / Embodying the Intangible est un hommage à l’œuvre de Caroline Gagné. Forme et contenu s’amalgament pour rendre tangibles les caractéristiques mêmes du travail de l’artiste.

La démarche de Caroline Gagné s’articule autour de l’expérience des lieux qu’elle explore. Les sonorités des espaces, les mouvements qui influencent les endroits, la fragilité des écosystèmes et les transformations de la matière constituent pour l’artiste autant de matériaux de base à la réalisation d’interfaces sensibles. Joliment intitulée Donner corps à l’insaisissable / Embodying the Intangible, la publication d’OBORO aborde ces pièces conçues par Gagné au fil des ans. Sa sortie coïncidait avec l’exposition Clairières, présentée du 10septembre au 15octobre 2022, et qui réunissait les installations Autofading_Se disparaître et Bruire, réalisées par l’artiste entre 2019 et 2021.

Sans être une rétrospective exhaustive, le catalogue propose des réflexions sur le modus operandi de Gagné, soit l’examen de «la tension entre la fascination qu’exercent encore les médias numériques et l’incontournable nécessité de transiger avec la matérialité des choses». C’est ce que l’avant-propos, signé par Tamar Tembeck, met en relief: la récurrence de certaines dichotomies qui sous-tendent le travail de l’artiste, tant dans les matériaux que dans les thématiques. Chacun à leur manière, les trois essais suivants portent sur ces disjonctions et empruntent des points de vue variés.

L’œuvre comme résonatrice de lieux

Dans «Résonner les lieux», Viviane Paradis montre l’évolution des effets de la grande sensibilité de Gagné sur ses œuvres – une sensibilité qui se traduit par le dévoilement de «l’à peine perceptible». Dès ses débuts, l’artiste fonde sa pratique sur ce que Paradis nomme une «hyperesthésie environnementale», c’est-à-dire «la suramplification sensorielle des éléments du quotidien qui composent notre environnement». Le corpus de Gagné est truffé d’œuvres, dont les composantes parfois banales s’érigent en vocabulaire à explorer afin de «les rendre perceptibles autrement». Il en va ainsi des chemins de traverse ouverts par les piétons dans l’installation interactive … les sentiers battus, ou encore des vibrations sonores de l’océan dans CARGO. Cette résonance du lieu atteint son comble dans Autofading_Se disparaître, une œuvre en réalité virtuelle qui invite le public à cesser tout mouvement pour qu’advienne le calme d’un paysage.

Pour sa part, Nathalie Bachand analyse cette dernière installation dans un essai intitulé «Disparaître dans l’invisible dédale de l’écoute». L’autrice souligne à son tour le détournement des attentes habituelles, opéré par l’installation, à l’égard des productions en réalité virtuelle, puis elle insiste sur l’importance du son dans cette œuvre en particulier et, plus généralement, dans l’ensemble du travail de Gagné. Envisagé comme un «ancrage conceptuel», le son façonne une posture corporelle de l’écoute chère à l’artiste et facilite la connexion au monde. Si l’immersion sonore tend à isoler le public «dans l’instant, dans l’immédiat de l’environnement, générant un espace-temps qui lui est propre», écrit Bachand, elle n’en demeure pas moins un facteur de connexion au monde, car elle favorise une écoute active et incarnée.

Portrait de l’artiste en cheffe d’orchestre

Enfin, Valérie Litalien fait un pas de côté et interroge la place de la collaboration et le besoin d’échanger dans le parcours de Gagné. Texte au titre étrange, «S’est écoulé. Sur le parcours artistique de Caroline Gagné» relate la transformation de l’artiste en «cheffe d’orchestre» lorsqu’elle met en branle ses projets. Si elle n’hésite pas à s’entourer d’une communauté qui détient un savoir-faire technique utile à la réalisation de ses œuvres, elle désire avant tout «s’allier autour d’une activité commune» dans la perspective d’un apprentissage réciproque. Collègues et publics occupent ainsi une place de choix dans son cheminement. Par ailleurs, Litalien mentionne que «[n]ombre d’œuvres, ici, témoignent, d’un même geste, des transformations incessantes qui caractérisent la vie et la mobilité des éléments, de la variabilité ou de l’impermanence du monde que nous peuplons», soulignant au passage que la contribution d’autrui est indispensable à l’achèvement du travail de Gagné.

À la lecture des trois textes, il ressort du travail de l’artiste une grande cohérence dans son approche sensible de l’environnement, quelque chose qui frôle le sublime (dans sa définition romantique). L’attachement aux sensations, la volonté de sentir et, surtout, de faire ressentir le monde motivent Gagné à créer des paysages qui rendent compte de cette expérience. Aucunement futile, la technologie utilisée lui permet de créer des interfaces poétiques, que l’ouvrage célèbre par une mise en page épurée des images du corpus. Les essais (présentés aussi en version anglaise), les fiches descriptives et les bibliographies liées à chacune des installations traduisent la valeur accordée par l’artiste aux relations et aux collaborations. La publication se dévoile comme une véritable extension de l’œuvre de Caroline Gagné.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Caroline Gagné, Tamar Tembeck
Traduction vers l'anglais (Canada) de Oana Avasilichioaei
Montréal, OBORO
2022, 94 p., 39.00 $