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Et si je meurs avant toi, je te confie l'impossible : Troisième partie

Et si je meurs avant toi, je te confie l'impossible : Troisième partie
Portraits croisés de deux professeurs de courage : Edward W. Said et Mahmoud Darwich
Collaboration spéciale en trois volets
Portraits croisés de deux professeurs de courage : Edward W. Said et Mahmoud Darwich

Ce qui m’étonne, par moments, lorsqu’on pense à Edward Said, tout comme à Franz Fanon, Homi Bahbah ou Stuart Hall, c’est à quel point leur legs a parfois été bistourné – par leurs adversaires et leurs partisans – pour cadrer avec une étrange vision du monde simultanément molle dans sa rigueur intellectuelle et rigide dans son côté doctrinaire («ne jamais sous-estimer le pouvoir des gens stupides lorsqu’ils sont en groupe», disait George Carlin). À tout hasard, pour les cancres au fond de la classe, il est écrit noir sur blanc dans L’orientalisme: «Je ne crois certainement pas à la proposition limitée que seul un Noir peut écrire sur les Noirs, un musulman sur les musulmans, et ainsi de suite1.» (Ce qui, d’un autre côté, ne veut pas dire, pour parler comme Nathalie Quintane, qu’on a absolument besoin d’un personnage de chômeur pour parler de chômage ou d’un dictateur pour parler de dictature 2. S’entend.) On retrouve aussi sensiblement la même idée ailleurs, notamment dans sa conférence Freud et le monde extra-européen, ou encore dans Culture et impérialisme: «Le problème avec les théories de l’essentialisme et de l’exclusivité, avec les camps et les remparts, c’est qu’ils engendrent des polarisations mieux faites pour absoudre l’ignorance et la démagogie que pour rendre possible le savoir3.» Si vous avez aussi trouvé que le plafond était bas lorsqu’on s’invectivait autour de Pierre Vallières, vous avez sans doute noté l’aisance avec laquelle on oppose un homme de paille à un autre. Le mensonge politique procède de manière similaire. Rien n’est plus efficace pour détruire un mensonge que de lui en opposer un autre4, comme l’écrivait John Arbuthnot. Son contemporain, Jonathan Swift, le disait ainsi: «Le mensonge vole, et la vérité ne le suit qu’en boitant5

Elawani

Said, en bon produit des Ivy leagues et de la tradition littéraire de son époque, croyait qu’il est impératif de lire les grands auteurs – même ceux qui ne se sont pas assez intéressés aux peuples colonisés6. En comparatiste aguerri, il tentait de les considérer dans leur contexte «aussi précisément que possible, parce que ce sont d’extraordinaires écrivains et penseurs dont l’œuvre a rendu possibles d’autres œuvres et d’autres lectures alternatives, fondées sur des développements postérieurs qu’ils ne pouvaient soupçonner 7». Cette idée est celle du «contrepoint». Une approche que l’homme avait développée à partir de son bagage musical, paradoxalement très eurocentré, comme je le mentionnais dans le dernier numéro de LQ. Le contrepoint, en musique, est «l’art de faire chanter en toute indépendance apparente des lignes mélodiques superposées, de telle manière que leur audition simultanée laisse clairement percevoir, au sein d’un ensemble cohérent, la beauté linéaire et la signification plastique de chacune d’elles, tout en lui ajoutant une dimension supplémentaire, née de sa combinaison avec les autres8». Puisque les potentialités des textes se révèlent dans la postérité, Said croyait fermement que ceux qui appartiennent à leur temps de manière inerte tombent dans l’oubli9. Peu importent les points aveugles d’un auteur, un grand texte les dépasse. L’écrivaine britannique Jacqueline Rose, qui donna la réplique à Said lors de sa conférence sur Freud, en 2001, ajoutait qu’on ne lit pas un écrivain du passé pour ce qu’il n’a pas réussi à voir ou pour les angles morts idéologiques de ses écrits, mais que nos lectures doivent nécessairement prendre en compte les limites mêmes de ces visions10.

En résumé, l’étrangeté, pour Said, est au fondement d’un humanisme inclusif. Pour filer la métaphore musicale et reprendre les mots de la chercheuse Laetitia Zecchini, le «contrepoint» saidien s’oppose à l’homophonie. «Il représente la possibilité de tenir ensemble, sans jamais les fusionner, plusieurs identités, plusieurs récits et plusieurs voix comme autant de lignes mélodiques11.» Chez Said, l’identité n’est plus le retour à soi d’un «je» pareil à lui-même, mais bien un processus et un devenir qui se forgent par le détour de l’altérité. La relation de l’exilé au monde (au cœur de la pensée de Said et de la poésie de Darwich) est traversée par un sentiment d’impermanence ou de fragilité12. Si vous en voulez le contre-exemple, l’Orient était, aux yeux de la discipline orientaliste, selon Said,

l’équivalent de la bureaucratie dans l’administration publique. Le département était plus utile que le dossier individuel, et l’être humain avait certainement pour principale signification d’être l’occasion d’un dossier. Il nous faut imaginer l’orientaliste au travail sous la forme d’un employé de bureau qui range tout un assortiment de dossiers dans une armoire marquée «les Sémites»13.

Je ne peux m’empêcher ici de repenser à ce vers du poème de Mahmoud Darwich, «La qasida de Beyrouth»: «Et j’ai trouvé Kafka endormi sous ma peau, à l’aise dans l’habit du cauchemar et du policier qui sommeille en chacun de nous14.» Je ne peux non plus m’empêcher de me rappeler un texte qu’avait publié, il y a deux ans, le chercheur d’origine tangéroise Hisham Aidi, aujourd’hui professeur à l’Université Columbia. Ce dernier se souvenait d’avoir tenté de défendre certains aspects de l’œuvre (sujet à controverse) de Paul Bowles, auteur de Sheltering Sky (Un thé au Sahara, 1949), lors d’une rencontre avec Edward Said. Objectant que les thèmes orientalistes de cette œuvre étaient traités avec tant d’ironie qu’il ne pouvait s’agir que d’une démonstration par l’absurde, il avait reçu pour seule réponse un grand geste de la main et un «just stop 15». Cela dit, Said (comme Darwich) n’était pas à un paradoxe près, à la fois dans ses goûts et dans ses fréquentations. L’éclairage à privilégier ici se trouve peut-être dans un texte posthume de Said au sujet de Jean Genet et de la relation au monde arabo-musulman qu’entretenait cet «Orphée de la pègre» (dixit François Mauriac): «[Genet] pénétra dans l’espace arabe et y vécut non pas à la manière d’un chercheur menant une enquête sur l’exotisme, mais en tant qu’être pour qui les Arabes avaient une réalité et un présent qu’il appréciait et où il se sentait bien, tout en étant différent d’eux, et en veillant à préserver cette différence16

Retour au pays natal

En 1992, Said est retourné en Palestine. Après avoir longuement cherché sa maison d’enfance, il a fini par la retrouver. Elle n’était pas habitée par des colons juifs, mais par une mission évangélique américaine. Il le comprit en cognant à la porte. Il fut, semble-t-il, si paralysé par l’émotion qu’il ne put répondre autre chose que «no thank you» à la femme qui lui demandait si elle pouvait l’aider. Au théâtre, on appelle cela de l’ironie dramatique. Si vous avez lu Heart of Darkness (Au cœur des ténèbres, 1899) de Joseph Conrad, impossible de ne pas visualiser l’ultime scène du livre, où Marlowe, face à la veuve de Kurtz, n’arrive pas à dégueuler «The horror! The horror!», pris au fond de sa gorge, et se contente de mentir en lui assurant que son mari est mort en prononçant amoureusement son nom. Si vous croyez à l’alignement des astres, vous tombez des nues en apprenant que le premier bateau sur lequel s’est embarqué le jeune Joseph Conrad s’appelait… Palestine.

Selon moi, ce qu’on doit comprendre des écrits de Said et de Darwich est entre autres qu’au-delà de la haine qui nourrit les conflits, il y a aussi ces mêmes conflits qui entretiennent des économies; et que la même manière dont les fictions idéologiques des orientalistes ont nourri leurs champs d’études, elles ont engendré le besoin de «gérer» le monde vers lequel ces lorgnettes intéressées étaient pointées. La question qui tue n’est pas de savoir «à quoi répondent ces conflits», mais bien «de quoi répondent-ils». Pile le genre de question qu’on aurait pu poser à Napoléon, qui lors de sa campagne égyptienne, avait voulu faire croire qu’il était musulman. «Sublime,
il apparut aux tribus éblouies / Comme un Mahomet d’Occident17», écrira Victor Hugo.

À la mort de Said, en 2003, Darwich – qui, cinq ans plus tard, allait rentrer entre quatre planches de Huston, aux États-Unis, pour être enterré à Ramallah, près du palais de la Culture, sans jamais revoir la Galilée 18 – lui a dédié un long poème, repris en français dans Le monde diplomatique. Je crois qu’il s’agit de l’une de ces occurrences où le mot «je» peut réellement devenir pluriel – et par le fait même se projeter hors du temps, telles les grandes œuvres, et nous permettre de penser celle de Said au présent, comme l’encourageait la philosophe Judith Butler19. Le plus beau vers va comme suit – c’est sans doute ce que l’on dit à son ami imaginaire lorsqu’on termine sa bière intouchée à la fin de la soirée (rappelez-vous ce gars, au bar de mes parents, dont je vous parlais, il y a deux numéros): «Et si je meurs avant toi, je te confie l’impossible20

 


Ralph Elawani vit et travaille à Montréal. Il a fondé et dirige, aux éditions Somme toute, les collections «N i t r a t e» et «F i l m é c r i t u r e».

  • 1. Edward W. Said, L’orientalisme: l’Orient créé par l’Occident, traduit de l’anglais par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, [1978] 2003.
  • 2. Nathalie Quintane, Les années 10, Paris, La fabrique, 2014.
  • 3. Edward W. Said, Culture et impérialisme, traduit de l’anglais par Paul Chemla, Paris, Fayard/Le monde diplomatique, [1993] 2000.
  • 4. Jonathan Swift, L’art du mensonge politique, Grenoble, éditions Jérôme Millon, [1710/1733] 2007.
  • 5. Ibid.
  • 6. Edward W. Said, Freud et le monde extra-européen, traduit de l’anglais par Philippe Babo, Paris, Le Serpent à plumes, 2004.
  • 7. Ibid.
  • 8. Henry Barraud, «Contrepoint», Universalis.fr, en ligne.
  • 9. Edward W. Said, Freud et le monde extra-européen.
  • 10. Ibid.
  • 11. Laetitia Zecchini, «Je suis le multiple: exil historique et métaphorique dans la pensée d’Edward Said», Tumultes, no35, 2010.
  • 12. Ibid.
  • 13. Edward W. Said, L’orientalisme: l’Orient créé par l’Occident.
  • 14. Mahmoud Darwich, La terre nous est étroite et autres poèmes, 1966-1999, traduit de l’arabe par Elias Sanbar, Paris, Gallimard, 2000.
  • 15. Hisham Aidi, «So Why Did I Defend Paul Bowles?», The New York Review of Books, 20 décembre 2019, en ligne. Aidi mentionne par ailleurs que la charge transgressive contenue dans la défense des Amazighs (berbères) par Bowles est particulièrement notable, et cela, bien que l’homme ait été accusé par certains intellectuels marocains (ayant eux-mêmes une relation trouble avec leurs contemporains) de rabaisser le patrimoine littéraire du pays.
  • 16. Edward W. Said, Du style tardif, traduit de l’anglais par Michelle-Viviane Tran Van Khai, Arles, Actes Sud, [2006] 2012.
  • 17. Vers du poème «Lui», tirés des Orientales, cités par Saïd dans L’orientalisme.
  • 18. «Je ne sais pas si sa dépouille se verra octroyer le droit au retour dans sa terre natale, en Galilée», écrira le poète israélien Haïm Gouri, dans un hommage publié dans la presse israélienne, dont Darwich n’était pas – on l’imagine – un chouchou.
  • 19. Edward W. Said, The Selected Works of Edward Said 1966-2006, sous la direction de Moustafa Bayoumi et Andrew Rubin, New York, Vintage, 2019.
  • 20. Mahmoud Darwich, «Contrepoint», traduit par Elias Sanbar, Le monde diplomatique, janvier 2005, en ligne.
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