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Est-ce qu'écrire est une forme d'action sociale?

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Un monde peuplé de penseurs et d’écrivaines serait sans doute fort réfléchi, mais il serait plutôt statique. Qu’est-ce qu’écrire représente dans la riche mosaïque des actions possibles? Est-ce un geste suffisant pour changer le monde?

Je crains que non. Cependant, bien que ce soit insuffisant pour changer le monde, écrire (et publier) est tout de même une forme d’action sociale. Écrire/publier m’a permis d’engager des conversations, certaines intéressantes, d’autres difficiles, et parfois dans des cercles de pouvoir qui m’étaient jusque-là inaccessibles. Qu’elles soient imprimées a donné une résonance à mes idées.

Cette prise de conscience m’a aussi permis de mesurer comment mes propres actions sont influencées par l’œuvre d’autrui. Des penseurs et écrivaines que je ne connais pas personnellement font aujourd’hui partie de mon être, de ma pensée et de mes actions. Ces derniers temps, des personnes comme Chandra Mohanty, Françoise Vergès, Sylvia Tamale, Felwine Sarr ou Jayati Ghosh ont influencé la manière dont j’ai informé Affaires mondiales Canada de l’ethnocentrisme de ses pratiques, ou ma façon de critiquer la gestion internationale de la pandémie dans les médias.

Le monde est fait de ces relationalités idéelles. Le monde est co-construit entre idées et actions, les miennes, les vôtres et celles des autres. Des entremêlements entre des êtres et des cognitions, entre des pensées et des actions. Écrire est donc à la fois une forme d’action et un levier d’influence sur celles d’autrui. Bien que les essais soient imprimés, la pensée est dynamique. Les idées publiées sont intégrées de manière fluide et interprétées lorsque nous en nourrissons notre volonté ou nos projets pour changer le monde.

Il convient toutefois, pour les essayistes, de reconnaître notre privilège de pouvoir parler et d’être entendu. Parler est non seulement l’acte d’énoncer des sons signifiants: l’acte de parler implique la réception de cette parole. Et tout le monde n’est pas écouté de la même manière. Les essayistes, populaires ou pas, ont eu accès à une tribune importante, celle des pages publiées.

Tous n’ont pas le même accès aux mêmes tribunes, le même droit de penser le monde. À l’université, la connaissance a été, historiquement, constituée par des hommes blancs occidentaux, ce qui a marginalisé les femmes et les personnes racisées comme homo cogitus. Au-delà d’un manque d’inclusion, cette mise à l’écart a participé à valoriser la seule perspective masculine et ethnocentrique sur le monde.

Dans nos sphères, qu’elles soient académiques, militantes ou communautaires, on ne devrait pas se limiter à l’écriture d’un essai, au simple discours. L’écriture devrait être accompagnée d’actions autour de cette prise de parole, on pourrait s’efforcer de mieux la partager en invitant des non-académiques dans nos cours, ou créer des communautés par des ouvrages collectifs, ou encore s’impliquer dans nos milieux de travail pour une plus grande démocratie dans l’écoute de la parole de toutes. Pour suivre l’injonction de Gayatri Chakravorty Spivak: il ne faut pas monopoliser la parole entre adeptes des codes dominants ni valoriser un seul type de connaissance (académique, «bien» formulé, «accessible», occidental).

Avant l’écriture de mon essai, j’avais peu confiance d’avoir quelque chose à dire, et encore moins d’être publiée. Pourtant, depuis un peu plus d’un an, ma voix est écoutée et j’ai de plus en plus foi en ma propre capacité de penser. Je n’ai pas plus de choses à dire qu’avant, mais je suis plus écoutée. Une prise de conscience qui ne vient pas sans son lot d’anxiétés. Comme essayiste sur la coopération internationale, j’ai fait des choix éditoriaux qui influencent ce que des personnes pensent ou ne pensent pas sur ce sujet. Comme professeure, j’ai le droit de dicter à mes classes ce qu’elles doivent ou ne doivent pas lire, ce qu’elles peuvent ou ne peuvent pas écrire pour décrocher une bonne note. Ma parole et mes choix épistémiques ont donc un impact sur les actions de personnes qui tentent de changer le monde. Il ne faut pas prendre cette responsabilité à la légère.

Ceux et celles qui parlent publiquement oublient souvent qu’ils et elles détiennent le privilège de pouvoir parler et d’être écouté·es. Il ne s’agit pas de nous excuser d’exister ou de penser, mais de reconnaître la chance que nous avons de pouvoir influencer la pensée et les actions d’autrui, ne serait-ce que de manière minime. Tous les essayistes n’ont pas l’impact d’une Maya Angelou ou d’une Naomi Klein. Et écrire n’est pas toujours un acte de résistance aussi important que celui d’Antonio Gramsci ou de Ngg wa Thiong’o, qui ont écrit des chefs-d’œuvre en prison. Mais écrire est toujours une forme d’action sociale. Et à mon sens, cette action devrait toujours servir à rendre le monde un peu plus équitable, notamment en ce qui a trait à la démocratisation du débat public.

 


Maïka Sondarjee fait partie du conseil d’administration de l’ONG Alternatives et siège au Comité du secteur de la coopération internationale pour l’antiracisme. Son premier essai, Perdre le Sud: décoloniser la solidarité internationale (Écosociété, 2020), repense la solidarité internationale en montrant les différentes inégalités et oppressions systémiques. Maïka Sondarjee est aussi professeure adjointe à l’Université d’Ottawa.

 

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