Aller au contenu principal

En remontant les récits

En remontant les récits

Treize ans après Parle seul, qui lui a valu le prix Émile-Nelligan, Jean-Simon DesRochers, romancier, essayiste et professeur de création littéraire à l’Université de Montréal, revient à la poésie avec Les espaces, un ensemble qu’il dit, en quatrième de couverture, avoir écrit «au couteau, aux ciseaux, avec les dents».

Poésie

Treize ans après Parle seul, qui lui a valu le prix Émile-Nelligan, Jean-Simon DesRochers, romancier, essayiste et professeur de création littéraire à l’Université de Montréal, revient à la poésie avec Les espaces, un ensemble qu’il dit, en quatrième de couverture, avoir écrit «au couteau, aux ciseaux, avec les dents».

Entre 2009 et 2013, Jean-Simon DesRochers a publié aux Herbes rouges trois romans aux titres inoubliables (La canicule des pauvres, Le sablier des solitudes, Demain sera sans rêve) [NDLR: voir notre critique des Inquiétudes p. 26]. Et maintenant, il revient nous faire la preuve que le sens du poème est resté intact en lui. Généreux, brillant et hypnotisant, Les espaces réunit sept suites poétiques aux formes diverses: vers, petits blocs de prose non ponctuée, rappels entre parenthèses. Ce qui fait l’unité de l’ensemble, ce qui nous convainc que ce livre est un livre et non un simple recueil, c’est la voix de l’auteur avec ses obsessions, avec son regard posé en biais sur le garçon qu’il a été et dont il travaille à assumer les misères et le destin. «Retourne contre toi le mot garçon / il n’a pas bougé depuis longtemps / il t’attend / les traits tirés / sur une chaise de pauvre» Après ses trois romans, il était temps que DesRochers revienne à la poésie, quitte à piller ses propres textes comme il prétend l’avoir fait.

C’est donc un homme à la recherche de ses origines que l’on croise au tournant de ces pages pleines de tendresse et d’attention (attention à l’autre en soi), mais dénuées de mollesse et de facilité. Le mot «garçon» revient souvent, comme pour nous rappeler que nous assistons à un processus d’autoanalyse qui doit beaucoup à la mémoire, au retour sur les formes et sur les matières du passé. Le secret biographique, les «risques» liés au fait d’avoir été un être vulnérable — un enfant —, voilà un peu le tableau que dresse devant nous Jean-Simon DesRochers avec lucidité.

Une conscience aiguë

Le poète est donc engagé dans une sorte de cosmogonie personnelle et collective qui veut rapprocher le particulier du général. L’histoire privée, le sexe, le corps, la pensée sont indissociables de l’avancée du monde et de l’univers. Brider le narcissisme n’est pas chose facile en écriture, et l’empathie est sûrement l’une des grandes leçons du métier d’écrivain; mais il fallait pour cela une sensibilité hors du commun, une intelligence qui ne soit pas juste technique ou académique: il fallait l’intelligence du cœur. L’homme fait preuve de compassion pour le garçon, et ce dernier ne sera pas largué par un adulte devenu distant et calculateur.

Pas de facilité dans ce livre, et l’on traverse les sept suites poétiques en passant du vers libre à une prose non ponctuée, parfois haletante comme un acte sexuel — auquel il se réfère d’ailleurs assez souvent, tout comme à la cellule familiale contemporaine, dont on devine la trace discrète avec son rôle pacificateur et apaisant, «normalisateur». Là, le sujet et la forme s’accordent très bien; mais voici qu’au milieu du livre un groupe de poèmes intitulé «Cités» s’adonne à un petit jeu formel qui n’était pas nécessaire: des lettres de l’alphabet mises en exposant renvoient à des vers plus bas sur la page, comme si le poème réclamait un commentaire, comme s’il avait besoin d’une explication. Or ce jeu n’explique pas grand-chose, et il en résulte une lecture inutilement hachurée, voire une perte de sens.

Mais rapidement le lecteur retombe sur ses pattes et reprend sa course là où elle s’était arrêtée. Dans ce beau livre, dont l’écriture rappelle un peu celles de Benoît Jutras et de Roger des Roches, le garçon n’a pas à rougir de l’homme qu’il est devenu, et l’échange peut se poursuivre: «garçon je te donnerai le nécessaire / tu feras de mon nom un sobre motif» Le livre, lui, se referme sur une affirmation à laquelle ne croit peut-être pas l’auteur lui-même: «tu n’es qu’un espace comme les autres». Certes, il est tentant de croire que nous ne sommes que des amalgames de molécules servant à remplir des tranches de vide; mais à quoi bon alors écrire des livres? À rien, probablement, et ce serait bien dommage.♦

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Jean-Simon DesRochers
Montréal, Les Herbes rouges
2016, 112 p., 15.95 $