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En pleine campagne

Steve Gagnon regroupe l’ensemble des thématiques de son théâtre dans une seule pièce, inspirée d’Anna Karénine.

Théâtre

Steve Gagnon regroupe l’ensemble des thématiques de son théâtre dans une seule pièce, inspirée d’Anna Karénine.

Après Les étés souterrains (L’instant même, 2021), un monologue écrit pour la comédienne Guylaine Tremblay, Steve Gagnon semble avoir ressenti le besoin d’embrasser une multitude de voix et de points de vue. Empruntant à Anna Karénine (1877), le roman de Tolstoï, mais aussi à l’univers de Tchekhov, sa nouvelle œuvre dramatique, Anna, ces trains qui foncent sur moi, réunit pas moins de quatorze personnages qui discutent beaucoup et à bâtons rompus. Pour vous donner une idée: le spectacle qu’en a tiré Vincent Goethals à Limoges, en septembre 2022, durait tout près de quatre heures.

Un nœud de vipères

Stéphane, la soixantaine, chef d’État près de la fin de son dernier mandat, est l’époux de Daria et le frère d’Anna. Yvan, la quarantaine, marié à Anna, risque de devenir le prochain dirigeant du pays. Anna évolue dans le milieu littéraire. Constantin et Katia travaillent en agriculture. Nathalie exerce le métier de comédienne; Philippe, celui de journaliste politique à la pige. Agathe et Jeanne prennent soin du domaine familial où se déroule le drame. Les autres sont tous·tes impliqué·es, ou l’ont été, dans le parti au pouvoir. Vous voyez un peu le nœud de vipères?

Parmi les événements qui mettent le feu aux poudres, mentionnons la visite inopinée d’Alexis. Ancien député du parti, autrefois amant d’Anna, père d’une fillette qu’on ne lui a pas donné la chance de connaître, il réapparaît après quatre ans d’absence. Déjà fragile, Anna est à ce moment-là poussée dans ses retranchements. Quand Alexis lui demande ce qu’elle aperçoit lorsqu’elle ferme les yeux, elle répond: «un train qui fonce sur moi / je vois un train qui fonce sur moi». Une allusion, vous l’aurez compris, à la fin tragique d’Anna Karénine.

Intime et politique

Le dramaturge a conservé des traits de caractère et des péripéties que les féru·es du roman de Tolstoï reconnaîtront avec bonheur, mais l’essentiel de la pièce, dont l’action se déroule à notre époque, ne réside pas dans ses liens intertextuels avec le classique de la littérature russe. Sur les plans du fond et de la forme, la partition est sans contredit ambitieuse. Toutefois, s’il en est un qui a les moyens de ses ambitions, c’est bien Steve Gagnon. En trente-deux scènes contrastées de longueurs diverses – certaines cacophoniques, d’autres contem- platives –, l’auteur met en relation l’intime et le politique, le trivial et le tragique, les défis individuels et les enjeux collectifs.

Alors que les personnages, issus de trois générations différentes, sont réunis dans la maison de campagne familiale en juin, peu de temps avant le déclenchement des élections, les hostilités sont déclarées. En raison de leurs histoires personnelles souvent tordues et de leurs vives divergences d’opinions sur la plupart des sujets, les affrontements ne manquent pas. Écrits dans un style à la fois poétique et très oral, les dialogues abordent d’un même souffle (et avec acuité) la déliquescence du sentiment amoureux et celle des écosystèmes terrestres, ou encore l’inégalité entre les hommes et les femmes dans les sphères privée et publique.

Admirable synthèse

Non seulement Gagnon parvient à mener de front plusieurs intrigues, mais il le fait sans qu’aucun·e des protagonistes ne paraisse accessoire ou manichéen·ne. Des contradictions de cette galerie de personnages, pétris de défauts et de bonnes intentions, l’auteur sait se moquer sans jamais basculer dans le cynisme. C’est une histoire de famille: les terribles règlements de comptes d’un clan uni par les liens inextricables du sang, de l’amitié et de l’amour, mais aussi par ceux de la vie politique. Il y a de quoi rire, frémir, grincer des dents et verser quelques larmes.

N’y allons pas par quatre chemins: cette pièce touffue et néanmoins limpide est une somme, une admirable synthèse de tout ce que Steve Gagnon a écrit jusqu’ici. On y trouve le féminin et le masculin, l’art et l’État, la littérature et le journalisme, le capitalisme et la santé mentale, la terre et les animaux, la maladie et la mort… Une fois de plus, à chaque ombre au tableau, une lumière fait contrepoint. Ainsi, dans les mots du jeune Alexandre, on puise le carburant nécessaire pour la révolution qui s’impose:

vos déceptions
je les entends
mais moi
Françoise
Stéphane je suis neuf
et je suis armé jusqu’aux dents
de foi
de flammes
de joie
de poésie
de vérité
d’audace

 

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Steve Gagnon
Longueuil, L'instant même
L'instant scène
2022, 328 p., 29.95 $