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(En) découdre

Dans Rien du tout, d’Olivia Tapiero, aucun personnage, pas d’intrigue, peu d’événements. C’est l’énonciation elle-même qui fait l’objet d’une forme de dramatisation par laquelle la parole est constamment mise en jeu.

Récit

Dans Rien du tout, d’Olivia Tapiero, aucun personnage, pas d’intrigue, peu d’événements. C’est l’énonciation elle-même qui fait l’objet d’une forme de dramatisation par laquelle la parole est constamment mise en jeu.

Au centre, un «je» situé, le doigt enfoui dans ses affects, qui effectue sa patiente généalogie.

Sublime, l’écriture d’Olivia Tapiero, comme sa pensée, est aussi aiguisée qu’incarnée. Elle ferme la gueule à tous les «humanistes mous» et aux mélancoliques profs de littérature québécoise au cégep qui auraient encore envie de pérorer sur l’insolubilité du poétique dans l’expérience sensible. Difficile d’isoler des passages du livre, tant on est tentée de tout citer; tant chaque phrase, qui «s’enfonc[e] comme une écharde dans le siècle», participe à l’ensemble en procédant néanmoins d’une autonomie presque aphoristique.

Rien du tout est un ouvrage qui se lit crayon à la main et réactive le plaisir de la notation, sans faire tomber l’acte de lecture dans l’académisme. Car ce n’est pas le texte qui est soumis à l’examen, mais notre propre pensée. Celle-ci, comme la forme du récit, demande à être démantelée, décolonisée.

À l’écoute des cicatrices

Sur le plan générique, l’œuvre joue (bien) sur tous les tableaux. Mêlant essai et prose poétique, entrées autobiographiques et manifeste politique, Tapiero fait feu de tout bois pour mieux enflammer les départages institutionnels et les idéologies méprisantes qui les sous-tendent. Elle danse sur les cendres.

Le livre, s’il est composé d’un ensemble de fragments, est beaucoup moins formellement déstructuré qu’il n’y paraît. Son échafaudage obéit à une certaine systématicité en dépit de son côté morcelé. Rien du tout est divisé en six parties, qui s’ouvrent chacune sur des épigraphes: Nikki Wallschlaeger, Édouard Glissant, Anne Boyer, Nathanaël, Noname, Renee Gladman, Jamaica Kincaid,etc. Ces citations apparaissent comme des morceaux dialogiques tirés d’une bibliothèque alternative et vivante qui viendrait contrebalancer celle, souvent blanche et macho, qu’on a l’habitude de voir triompher en incipit.

Très structuré, l’ouvrage n’en est pas moins «suturé», c’est-à-dire que sa poétique répond à une volonté de laisser paraître les jointements, les entrechocs, les endroits où ça cicatrise mal. Tapiero est là pour écouter «ce qui chante à l’endroit de la coupure». Subsiste cette «chéloïde déformante qui échoue à lisser la surface lésée».

Dans une hernie de l’histoire, et du côté des extinctions

De fait, «Où commence la blessure?» est l’une des – nombreuses – questions cardinales qui hantent Rien du tout (l’écrivaine se demande ailleurs «de qui [elle est] la fantôme»). Car la coupure à laquelle Tapiero prête attention n’est pas seulement un prétexte à la production d’un effet esthétique: elle est la contrepartie d’une meurtrissure bien réelle, celle qui marque les personnes les plus précaires et marginalisées à même leur corps. On pourrait les appeler des «somathèques», néologisme de Paul B. Preciado qui montre à quel point ces derniers constituent des archives politiques vivantes.

Tapiero «refuse que les failles ne soient acceptables qu’en vue d’une potentielle success story», elle «[s]e méfie de ce qui [la] répare». Rien du tout n’est pas une fable sur la reconstruction: on y revendique l’improductivité du trauma, et le refus de l’inscrire dans une logique capitaliste du gain et de la perte. Fidèle à la tradition matérialiste, l’autrice ne cesse de rappeler à ses lecteur·rices (avec un esprit aussi adroit que caustique) que la politique a un coût humain, qui se paie par la chair et broie au passage la santé mentale et physique – celle des femmes pauvres, racisées, marginalisées, des minorités sexuelles et de genre. Soliloquer est un luxe que «la lignée des trouées, des martyrs, des mères-sacrifices, des colonisées, des anorexiques et des exilées» ne peut s’offrir, et que Tapiero maraude sans attendre d’en obtenir la permission.

Jamais l’écrivaine ne perd de vue l’aspect systémique («mot-monstre» caché sous le lit des caquistes) des inégalités. Comment le pourrait-elle, puisqu’elle ne bénéficie précisément pas du privilège blanc et masculin qui lui permettrait de les ignorer? Si elle ne prétend pas démanteler à elle seule les oppressions, Tapiero ne compte laisser à personne le confort de l’ignorance douce. Il faudra payer son indifférence. Lorsqu’elle écrit «Ce n’est pas toi que j’accuse, ce n’est pas moi, mais toutes les choses du monde qui échouent à travers nous», elle est loin de prononcer l’absolution: elle indique plutôt à quel point nous prolongeons ces structures qui nous précèdent.

En dépit du titre de l’œuvre, qui pourrait nous laisser croire le contraire, le travail de construction poétique et de déconstruction de la pensée coloniale, hétéropatriarcale, spéciste et capitaliste auquel se livre Olivia Tapiero est loin de représenter «rien du tout».

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Olivia Tapiero
Montréal, Mémoire d'encrier
2021, 136 p., 19.95 $