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En catimini

Dans Celle qui marchait sur la pointe des pieds, Danielle Fournier virevolte avec une belle agilité: reste à savoir si, dans ces acrobaties, le lecteur est en mesure de la suivre.

Thématique·s
Nouvelle

Dans Celle qui marchait sur la pointe des pieds, Danielle Fournier virevolte avec une belle agilité: reste à savoir si, dans ces acrobaties, le lecteur est en mesure de la suivre.

Thématique·s

C’est un étrange ballet qui s’exécute entre différents types de configurations dans le nouvel opus de Danielle Fournier. Triadique, d’abord, entre les trois nouvelles, d’une trentaine de pages chacune, qui composent ce recueil et qui se répondent à demi-mot. Ainsi que le prévoit très justement le texte, « [u]ne rencontre ou une histoire en entraînent une autre et parfois nous sommes désarçonnés par une invraisemblable ressemblance. »

Intervallaire, ensuite, puisque chaque récit raconte, selon une modalité pronominale différente — on passe du « je » au « elle » pour aboutir à un « nous » collectif —, la situation d’un personnage « intercalé » entre deux espaces symboliques (une femme prise entre le père et le fils, une seconde coincée à mi-chemin entre sa mère décédée et sa propre fille, puis un dernier, pluriel, situé entre mort et vie, passé et futur).

Circulaire, enfin, parce que la structure qui rapproche ces textes s’élabore sur le mode d’une constante circonvolution de la parole autour de son objet, d’un manque à dire qui tourne en boucle et se présente lui-même comme l’objet de l’énonciation, toujours à recommencer (« Pour ça, il n’y avait pas de mots », « nous sommes sans voix, infiniment sans parole », « Il aurait fallu commencer autrement, avec d’autres mots »).

Faire demi-tour — ou pas

Les textes s’enchaînent dans une prose d’une préciosité qu’on prévoit, à la longue, finir par trouver écœurante, mais on ressort de l’ouvrage sans éprouver la nausée qu’on avait crainte au départ. Au contraire, ce qui pouvait en premier lieu passer pour un excès d’affectation s’impose finalement comme un projet poétique fort : les mots en italique (déconcilié·e·s, à corps défendant, désaccompagnés, déconsoler, lalangue, etc.), par exemple, qui irritent par leur aspect surnuméraire à la lecture de la première nouvelle, sont repris ici et là au fil des deux suivantes et produisent une impression de litanie, de reprise dialogique.

Or, c’est précisément sur ces préoccupations thématiques (scansion, succession) que se penche la narration, qu’on aurait à vrai dire bien du mal à qualifier de diégèse, vu le brouillard (réussi) dans lequel est maintenu le lecteur. En effet, s’il est difficile de créer des recoupements entre des récits dont la teneur demeure constamment incertaine, il n’en reste pas moins qu’on repère rapidement dans cet ouvrage une obsession de la filiation — souvent brisée, défectueuse — et de la passation généalogique qui la caractérise. L’écriture cursive apparaît alors moins comme une coquetterie qu’une manifestation typographique de cette hantise du legs. Dans la deuxième nouvelle, par exemple, la femme dont on nous parle est décrite comme habitée, presque dans sa chair même, par sa mère aussi bien que par sa fille. Posée à l’entre-deux, comme la protagoniste, la nouvelle fait alors elle aussi office de surface marquée par ce qui la précède et lui succède, ce « corps délicat » que proclame devenir la voix narrative de l’ultime nouvelle. Ainsi, ce qui agaçait d’abord charme ensuite.

Discret cortège

Si la quatrième de couverture insiste sur l’omniprésence du territoire, c’est avant tout la manière dont il est parcouru que l’on retient : « Nous allons orphelins », « [n]ous avançons, les yeux crevés, mais ne sommes pas aveugles », « donnons à la terre une ombre en marche », « traversons et retraversons des emplacements touffus », « [c]’est cela vers quoi nous allons, ermites et sauvages. »

Priment, dans ces constants renvois à l’acte de déambuler, une attention particulière portée à la trace. Dès la première page, on lit effectivement que « [la] terre a gardé une empreinte, celle de pas ». On se demande alors si le texte de Fournier, plutôt qu’aux déplacements (physiques comme symboliques et, parfois, langagiers — en témoignent les nombreux néologismes), ne s’intéresse pas davantage aux sillages que ceux-là laissent.

Le livre semble lui-même se reconnaître dans « ces répliques sans complément, issues de l’effacement des traces » auxquelles il fait allusion à la toute dernière page. Le titre, par ces références, s’éclaire autrement : la furtivité des pas qu’il suggère ne cause, après tout, que de maigres vestiges d’un cheminement. En ce sens, on perçoit mieux les enjeux de cette « écriture-empreinte » délicate, et de sa préoccupation pour le deuil, la mémoire et l’oubli, soit divers rapports à l’absence, dont le texte devient alors le tenant lieu, creux discret laissé dans la terre comme sur la page, et symptôme d’un passage advenu.

On est à la fois entraîné, mais comme hésitant à entrer dans le pas de deux auquel semble aspirer ce recueil-parcours, où la « parole fragile n’appartient qu’à nous, chorégraphie qui nous relie et nous renoue avec qui nous sommes ». Quoique envoûtants et maîtrisés, on se désole qu’à plusieurs reprises les jeux de pointes qu’effectue l’autrice restent ceux d’une soliste. ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Danielle Fournier
Montréal, Leméac
2019, 102 p., 12.95 $