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Élégie en sol majeur

Oubliez tous les prix prestigieux qu’elle a gagnés. Oubliez les codes du polar, les attentes habituelles envers le genre, abandonnez-vous au brouillard et au labyrinthe. Ne règne ici que la littérature.

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Polar

Oubliez tous les prix prestigieux qu’elle a gagnés. Oubliez les codes du polar, les attentes habituelles envers le genre, abandonnez-vous au brouillard et au labyrinthe. Ne règne ici que la littérature.

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C’est l’histoire d’une écrivaine, Andrée A. Michaud, dont la démarche d’écriture lui fait traverser le miroir au point de devenir le personnage qu’elle a elle-même créé. La jeune Heather Thorne, assassinée vingt ans plus tôt dans des conditions mystérieuses, hante toujours le village des Cantons-de-l’Est qu’habite la romancière. Or, celle qui récrit le crime s’identifie à sa victime. «Je dois m’appeler Heather. Elle doit s’appeler Heather.» Rien de plus tangible, pourtant, que le quotidien automnal des champs et de la forêt, de la maison qui craque, de la clôture de perches à réparer, des bêtes qui meurent… Mais le fil de l’écriture ne tardera pas à augmenter le réel d’une seconde réalité, soit le passé de la victime. Un après-midi de promenade, s’esquivant pour laisser passer une vieille Buick, Andrée s’aperçoit elle-même au volant. «Je ne me suis pas trompée. Je m’appelle bien Heather. Heather Thorne. Elle s’appelle Heather Thorne.» Ces allers-retours entre la table d’écriture et le terrain, entre fiction et réalité, pousseront l’écrivaine à remuer le silence au point de se mettre elle-même en péril.

Le dédale de la création

Mais voilà, comment se retrouver dans le mentir-vrai du roman? À force de créer les scènes liées au drame de Heather — un accident d’auto, une femme blessée dans la nuit, qui s’enfonce dans les bois sans savoir qui elle est —, Andrée se perd dans son propre dédale, peinant à savoir si les événements inventés se sont bien déroulés dans le passé. À moins que cela ne lui soit à elle-même arrivé? Ainsi voit-elle Heather s’avancer, une hache entre les mains, vers un homme au fusil. «Je connais cet homme, se dit-elle, de cette lointaine mémoire à laquelle ne peuvent avoir accès les présents troubles.» Malveillant ou bon samaritain? À moins que les prédateurs ne soient Ferland et McMillan, deux brutes dont l’alcool a attisé les désirs?

Heather l’ignore, mais Andrée, quittant sa table d’écriture pour arpenter la nature, tente de le découvrir, s’enfonçant dans l’histoire à écrire. «[J]e dois résoudre un meurtre, ou le commettre afin de le résoudre, c’est selon, qu’on l’interprète comme on voudra, puisque seule la résolution du mystère que constituent la disparition puis la réapparition de Heather Waverly Thorne l’emporte.»

Écrire au-delà des genres

La réflexion sur l’écriture, tout au long du roman, appellerait à elle seule une seconde lecture. Les dédoublements identitaires, le rythme de certaines formules incantatoires — «[J]e dois m’appeler Andrée, elle doit s’appeler Andrée. Nous sommes des femmes traquées.» — rappellent les jeux de Duras, qui ouvraient dans la langue des espaces propices au fantasme et à la littérarité. Comme dans Le ravissement de Lol V. Stein, où Hold, à défaut d’informations concrètes sur la femme qu’il aime, s’imagine des épisodes vécus par celle-ci pour mieux la comprendre, Andrée déduit l’enfance de Heather d’après de vieilles photos, observées chez le père de la victime, qu’elle a tenu à rencontrer pour saisir cette histoire trouble, qu’elle tisse à tâtons.

Plus elle avance, tant dans son enquête que dans l’écriture, plus son livre lui échappe, au point d’intégrer sa propre trame narrative en devenant pièce à conviction. Mektoub, c’est écrit, le destin est scellé par l’inscription de la fiction dans le manuscrit. Le roman emporte avec lui son auteure qui, dans un corps à corps final avec son texte, s’enfonce dans la nuit meurtrière en pleine tempête de neige.

Malgré les vertus de l’intrigue, qui captive jusqu’à la dernière page, on aurait tort de comparer Routes secondaires aux thrillers habituels. Si certains libraires l’ont rangé sur leurs tablettes policières, d’autres ont pris le parti de la littérature «tout court», tant l’œuvre se distingue par sa poétique. Toute la saveur de la lecture réside dans la voix unique d’Andrée A. Michaud, dans sa manière de distiller la splendeur empoisonnée de la nature, le quotidien déterminé par les saisons. Les scènes courtes, qu’elles soient frappantes ou réflexives, savent confondre les perceptions de la narratrice et du lecteur dans un univers où la matière se fait plus que vive. La fragilité des papillons bombyx sur le bois de la table répond à celle de la peau sous les blessures, la pluie décharge les parfums morbides de l’automne dans la campagne, les vapeurs du bourbon brouillent les confidences ou les éclairent, dans une violente sensualité qui aura ici le dernier mot:

Pour fixer ces images en moi, je me suis arrêtée devant la petite cascade qui roule ses eaux à l’extrémité nord-est du lac de la framboisière, je suis descendue dans le fossé pour en respirer les embruns et j’ai arraché une pierre plate au roc stratifié enserrant le cours du ruisseau à cet endroit, une belle pierre bien tranchante avec laquelle j’ai tracé un H, pour Heather, dans la paume de ma main gauche, qui s’entrelace au W inversé, pour Waverley, que forment mes lignes de vie, de mot, de fortune ou de destin.♦

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Andrée A. Michaud
Montréal, Québec Amérique
2017, 248 p., 24.95 $