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Éditer petit, penser grand

C’est leur amour de la lecture et des histoires qui ont fait plonger Yves Nadon, auteur, professeur au primaire pendant trente-cinq ans et cofondateur de la maison d’édition D’eux, et Mathieu Lavoie, auteur, illustrateur et cofondateur des Éditions Album.

Dossier

C’est leur amour de la lecture et des histoires qui ont fait plonger Yves Nadon, auteur, professeur au primaire pendant trente-cinq ans et cofondateur de la maison d’édition D’eux, et Mathieu Lavoie, auteur, illustrateur et cofondateur des Éditions Album.

Duo Nadon Lavoie

Yves Nadon : Dans l’enseignement, j’ai eu la chance de rencontrer des gens qui m’ont mis en pleine face que les enfants devaient apprendre à lire avec des livres si on veut qu’ils deviennent des lecteurs. L’importance aussi de centrer toute sa classe autour des livres, quand on enseigne à lire et écrire. Tout ça m’a allumé sur la littérature jeunesse. Après, j’ai vu les effets positifs sur les élèves lorsqu’on les traite comme des lecteurs avec de vrais livres. Ça peut faire des pas de géants. Ayant travaillé dans un milieu défavorisé, un milieu qui n’est donc pas nécessairement lecteur, j’ai vu l’impact du contact avec les livres chez ces enfants-là. Des familles, entre autres, qui étaient contentes que l’école soit un lieu intéressant, se sont mises à lire parce que leur enfant lisait. Puis je me suis fait proposer il y a plusieurs années, par Serge Théroux, d’éditer pour la jeunesse. Nous avons fondé la collection « Carré blanc » aux éditions 400 coups. S’il y a quelqu’un qui aime le livre au Québec, c’est bien lui. C’est un créateur de projets, Serge. J’ai finalement fondé ma propre maison d’édition, D’eux, avec ma conjointe, France Leduc, il y a trois ans.

Mathieu Lavoie : Mon amour pour la lecture vient de ma jeunesse, j’étais un rat de bibliothèque. Plus tard, durant mon DEC en illustration puis mon bac en design graphique, je me suis beaucoup intéressé à l’album. Un album jeunesse, c’est extraordinaire d’un point de vue artistique et littéraire. L’interaction texte-image permet un décloisonnement, une folie et de l’expérimentation comme on en voit peu ailleurs en littérature, grande ou petite. Après avoir été directeur artistique à La courte échelle, j’ai fondé Comme des géants avec Nadine Robert en 2014. Puis, avec Marianne Dubuc, illustratrice et auteure jeunesse, nous avons lancé les éditions Album à l’automne 2018. Marianne, elle, sait depuis longtemps qu’elle veut faire des livres pour enfants. Avec notre nouvelle maison, on ne publie pour l’instant que nos propres titres. Quatre livres sont d’ailleurs sortis cet automne, soit deux nouveautés et deux rééditions. Depuis quelques années, plusieurs maisons jeunesse ont vu le jour dans le paysage littéraire québécois. Des maisons qui offrent des catalogues audacieux, cohérents, originaux. Ainsi, on ne veut pas arriver sur le marché et éditer dix livres dès le premier automne. Il y a aussi une saturation du marché, une surproduction, trop de livres qui sont publiés. C’est un débat constant dans le milieu.

Y. N. : C’est comme au supermarché : il y a trop de produits. Ce qui fait qu’il y en a d’excellents et d’autres, très mauvais. C’est la même chose avec la littérature.

M.L. : Même s’il y a trop de consommation, trop de films, trop de livres, je ne pense pas que ce soit casse-gueule de se partir une maison maintenant. Il faut une vision.

Y. N. : Il y a quelque chose d’égoïste aussi dans l’envie de créer une maison d’édition. Je me souviens de m’être dit : « Qu’est-ce que je vais apporter de plus que les autres ? » Si je suis pour nourrir la bête avec ce qui se fait déjà ailleurs…

M.L. : Il faut une direction claire et précise. Les plus grosses maisons se sont parfois un peu éparpillées et se retrouvent ensuite à défendre un catalogue auquel elle ne croit. Les auteurs ont aussi une relation plus intime avec l’éditeur dans les petites structures puisque ce dernier participe à presque toutes les étapes de la réalisation du livre.

Y. N. : Les propositions que je reçois doivent contenir une bonne histoire avant tout. Il doit y avoir une chimie avec les illustrations, le texte doit m’allumer. En ce moment, il y a beaucoup d’instrumentalisation des livres jeunesse. On publie des livres même si l’histoire est faible et que moralement, c’est douteux. On instrumentalise la littérature jeunesse à des fins pédagogiques, idéologiques. Comme éditeur, j’ai un regard, j’ai des attentes, des standards. Je suis impressionné face au travail de certains éditeurs. Stimulant.

M.L. : Difficile de dire ce qu’est un bon éditeur. Je pense toutefois qu’on peut constater, en parcourant le catalogue d’une maison d’édition si les responsables savent reconnaître la qualité. La pédagogie dans la littérature jeunesse est omniprésente, mais pour moi, l’objectif est avant tout de faire lire de bonnes histoires.

Y. N. : Daniel Pennac a dit : « Il ne faut pas oublier que le livre n’a pas été pensé pour que les élèves répondent à des questions mais pour qu’ils le lisent. » Le milieu scolaire étant plus sensible à la littérature, il fait rentrer davantage de livres dans les classes, mais il l’instrumentalise en même temps, la vérifie, la dissèque. Des éditeurs répondent à ça et publient des livres qui vont conforter élèves et dans lesquels les profs verront le message dont ils ont besoin. Pour un bon auteur, le « message » l’inspirera, mais ce ne sera pas le but de l’histoire. Il ne faut pas dire aux jeunes lecteurs et lectrices quoi penser…

M.L. : Ce qui est génial dans l’album, c’est qu’il y a le visuel aussi. D’autres choses se passent à ce niveau-là.

Y. N. : Ça se rapproche du cinéma quelque part. Le visuel, la ligne graphique sont importants.

M.L. : En effet, lors de la lecture de l’album, le stimuli est double pour l’enfant. D’un côté ils s’éveillent à la littérature et de l’autre, à l’image, à l’art.

Y. N. : On est éditeur et on doit penser le livre, pas juste le texte, mais aussi les images. C’est triste cependant qu’il n’y ait pas d’espace médiatique pour la littérature jeunesse. Il nous faut passer par l’école, les parents… Et à l’école, le maillon faible est la lecture. On oublie qu’on doit d’abord apprendre aux élèves à lire et à écrire. Et si on est là pour leur apprendre à lire et écrire, c’est pour les élever comme êtres humains. On se sert encore des notes pour trier les enfants. Pour faire de la musique, tu dois être bon en lecture et en écriture, alors que l’école de musique ferait un bien fou à un paquet d’enfants. Reconnaissons que la manière que l’on traite les enfants à l’école, dans certains milieux, en tant que lecteurs et scripteurs, on est complètement dans le champ. On s’organise juste pour qu’ils apprennent la technique. Récemment, j’ai demandé à un groupe de futurs professeurs un bon livre qu’ils avaient lu dans la dernière année… Seulement trois étudiant·es ont levé la main. Comment pensent-ils pouvoir devenir enseignant·es sans aimer lire ni écrire ? On est encore dans cette dynamique où il faut qu’on rende des comptes à l’école : livres obligatoires, fiches et rapports de lectures, questions/réponses ; plutôt que de centrer l’activité sur le fait d’avoir des livres et de s’installer pour les lire. Les conversations sont aussi un instrument pédagogique très fort qui est mis de côté.

M.L. : Si l’enfant a une bonne base à la maison (ie. parents lecteurs, livres accessibles, discussion autour des livres lus, etc.), il peut rapidement prendre goût à la lecture. Mais si les parents ne lisent pas avec l’enfant et qu’il n’y a pas de temps de lecture à l’école, l’enfant sera rapidement désintéressé et choisira la tablette ou la console avant le livre.

Y. N. : Un enfant sur deux arrête de lire en sortant de l’école. Si on dirigeait une école de natation, Mathieu et moi, et que la moitié des élèves cessaient de nager à la fin du cursus, n’allaient plus jamais dans l’eau, ce serait un échec. Et on ne parle même pas des décrocheurs ici…

M.L. : Les gens peuvent réussir leur parcours scolaire mais malheureusement beaucoup d’entre eux ne lisent pas, ou très peu. Et encore moins de gens écrivent. Mis à part les réseaux sociaux, où dans la majorité des cas, on ne peut que constater la piètre qualité de la langue et du discours.

Y. N. : De nombreuses études confirment que les lecteurs sont plus empathiques, entre autres. Notre société a besoin pourtant beaucoup de cette qualité, plus que jamais. Les emplois manuels disparaissent pour des postes de haut niveau, demandant plus de réflexion et l’école ne serait pas là ? Nous avons un gros problème. Nous avons besoin de citoyen·nes qui seront acteurs et actrices, lecteurs et lectrices, qui auront des effets positifs sur le vivre ensemble. Rien de plus fort en ce moment. Lire et écrire. ♦

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