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Écrire vrai

Romancier cumulant neuf titres à son actif, dont Port de mer (2014) et Veiller Pascal (2016), parus chez Québec Amérique, Luc Mercure propose, avec Le goût du Goncourt, une œuvre poignante.

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Romancier cumulant neuf titres à son actif, dont Port de mer (2014) et Veiller Pascal (2016), parus chez Québec Amérique, Luc Mercure propose, avec Le goût du Goncourt, une œuvre poignante.

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« Vraie fiction », d’après l’indication générique apparaissant sur la couverture, ce dernier texte de Luc Mercure, qui a également publié La mort de Blaise (2008) et La faute de Roy Dupuis (2010) chez Leméac, laisse un souvenir prégnant chez le lecteur en raison de ses multiples variations sur l’intime et le dévoilement.

Qui se souvient d’Yves Navarre ?

Roman de l’impudeur, Le goût du Goncourt est aussi un sur l’écrivain français Yves Navarre, qui avait remporté, en 1980, le prix Goncourt pour Le jardin d’acclimatation, lequel met en scène le personnage de Bertrand, contraint par son père, un notable conservateur, de subir une lobotomie en raison de son homosexualité. Mais qui était Yves Navarre ? Tour à tour romancier, dramaturge et poète, il a laissé, au moment de sa mort tragique en 1994, une œuvre colossale, qui comprend des titres phares tels que Killer (1975), Le petit galopin de nos corps (1977), Le temps voulu (1979) et Biographie (1981). Dans les années 1970 et 1980, alors que le milieu littéraire français demeure, malgré certaines percées notables, très hétéronormatif et généralement peu ouvert aux œuvres abordant les différences sexuelles, Yves Navarre s’impose, comme l’écrit si bien Luc Mercure, comme un « révélateur d’une extrême importance » du vécu des gais, de leurs conditions de vie parfois délétères, de leurs amours fugitives, de leurs blessures. Or, comment expliquer qu’une œuvre d’une telle ampleur soit tombée dans l’oubli et suscite si peu de commentaires, surtout de ce côté-ci de l’Atlantique1? L’un des mérites du dernier livre de Luc Mercure — et c’est loin d’être le seul — est certainement de réactualiser cette figure d’écrivain.

Le goût de la fiction vraie ou de la vérité fictive

Qu’est-ce au juste que Le goût du Goncourt ? L’intrigue, en fait, tient à relativement peu de choses : le narrateur reçoit, en guise de cadeau de Noël, Le jardin d’acclimatation d’Yves Navarre. Cet ouvrage le bouleverse tant qu’il lit ensuite la plupart des titres de l’écrivain français. Il lui envoie aussi une lettre, dans laquelle il lui avoue son admiration. Pour sa part, l’auteur du Cœur qui cogne (1974) et de Niagarak (1976) lui fait parvenir son adresse et un plan de la région où il habite. Considérant cette réponse comme une invitation explicite, le narrateur profite d’un séjour en France, à l’été 1982, pour visiter son idole littéraire, qui l’accueille à bras ouverts. Toutefois, rien ne se déroule comme prévu, c’est la désillusion totale : Yves Navarre se révèle un être brisé par la vie, amer, égocentrique, dominant et odieux. Plus d’une fois, le narrateur tente de réparer le gâchis, sans succès. Ce qui aurait pu être les prémisses d’une relation fulgurante marquée par le désir, l’admiration et l’amour est irrémédiablement terminé.

Une intrigue simple, donc, mais bien ficelée et menée de main de maître. Surtout, la structure qui la sous-tend est d’une grande complexité et ingéniosité. Trois types de narrations s’enchevêtrent au fil du récit : d’abord, une narration homodiégétique, qui relate les évènements de façon objective, sans fioritures ni métaphores inutiles ; des extraits de journaux intimes, qui donnent à lire une version « à chaud » et jusqu’alors inédite de la relation entre le narrateur et Yves Navarre ; enfin, des commentaires métadiscursifs, présentés en italique, dans lesquels le narrateur revient sur ses souvenirs, les nuance, apporte des précisions, doute de la véracité et de la pertinence de ses propres réminiscences… Cette triple narration montre on ne peut mieux à quel point il est difficile de « représenter la réalité avec des mots », à quel point « raconter sans rien inventer, sans traduire ni trahir, dire simplement : voici ce qui s’est passé, point » relève de la plus pure gageure, puisque les souvenirs et les perceptions, qui constituent les matériaux de base des écritures de soi, sont bien souvent défaillants, approximatifs, imprécis. Il est par conséquent utopique de croire que les genres de l’intime puissent être le reflet fidèle d’actions ou de sensations passées : ils se définissent plutôt comme des constructions discursives et esthétiques qui réactualisent et réinterprètent des faits marquants. C’est là tout le magnifique projet de Luc Mercure : revisiter un passé douloureux pour en extraire une fiction authentique et « plus vraisemblable, mais aussi plus vraie que la réalité parfois ». ♦

  • 1. Sauf en ce qui concerne l’ouvrage de Pierre Salducci, Un condamné à vivre s’est échappé : textes, entretiens et poèmes (Hull, Vent d’ouest, 1997), qui regroupe plusieurs inédits d’Yves Navarre.
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Luc Mercure
Montréal, Québec Amérique
2018, 166 p., 21.95 $