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Écrire, une question de vie ou de mort

Écrire, une question de vie ou de mort
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Syrie. Été 2017.

En plein repas de famille, mon cousin Gio, 22 ans, avec qui j’ai fait la route de Beyrouth à Alep pour y écrire mon nouveau roman (Tireur embusqué, Mémoire d’encrier, 2020), quitte la table et rapporte le calibre 12 avec la boîte de munitions, qu’il dépose entre le houmous et le taboulé. Debout, à l’extrémité de la table, il nous montre comment charger le shotgun. C’est son père qui l’a acheté pour ma tante après que les djihadistes ont abattu le voisin l’an dernier pour lui voler sa voiture. C’était en juin 2016, au plus fort de la guerre. Daesh avait réussi à prendre le contrôle de la rue pendant un peu plus d’une heure. Autant vous dire qu’ils avaient badtrippé solide.

Gio s’empare de deux cartouches, charge le canon, dirige son arme contre une cible imaginaire, actionne la pompe et – devant mon regard ahuri – éjecte aussitôt les douilles l’une après l’autre.

«Habibi, range le fusil pour l’amour du ciel, nous sommes en train de manger!», implore ma tante, à qui ce cours de maniement d’armes improvisé est destiné.

Obéissant, Gio dépose le flingue contre le mur avant de se rasseoir à table, sourire fendant, se moquant de sa mère exaspérée qui n’a jamais appris à se servir du fusil.

– Et la prochaine fois, quand ils sonneront à la porte pour nous couper la tête, tu vas leur dire quoi? Que le repas est servi?!, glousse-t-il.
– Aidez-moi, Sainte Vierge, aidez-moi, soupire ma tante en levant les yeux au ciel.

Mon cousin me lance une œillade complice, fier de l’effet qu’il vient de provoquer. Après le lunch, il veut m’emmener voir des bâtiments effondrés et des rues éventrées par le pilonnage des bombes.

Gio et sa sœur font probablement partie d’une des dernières générations de chrétiens d’Orient, communautés établies au Levant depuis les temps immémoriaux. Le déclin démographique de ces minorités ethniques tire son origine du génocide arménien de 1915 (premier génocide de l’histoire moderne, qui fit près de deux millions de morts). Un siècle plus tard, ce sont l’enlisement des conflits et les persécutions sévissant dans la région qui les menacent d’extermination.

À Alep, ancienne capitale chrétienne du Levant, on estime qu’il resterait moins de 40 000 chrétiens, soit 210 000 de moins qu’en 2010, avant le début du conflit syrien (les statistiques varient selon les sources). Certains ont péri dans les combats, d’autres ont pris les chemins de l’exode. Toujours est-il que ces chiffres représentent une diminution de près de 84% de cette population en moins d’une décennie.

Pour Gio et sa famille vivant cette menace existentielle au quotidien, cette guerre est la leur. Car «ceci est notre terre et celle de nos ancêtres», martèlent-ils. Ils comptent bien livrer le combat jusqu’au bout. Tout le contraire de mes parents, qui ont décidé, il y a trente-cinq ans de cela, de quitter le pays et de ne plus jamais y remettre les pieds. Par écœurement d’y vivre la barbarie au quotidien. Pour donner à leurs enfants une meilleure voie (voix?). Et pourtant, voici que leur fils tant aimé, qu’ils ont voulu préserver de cette violence, décide de faire le chemin à rebours. De traverser les frontières et les lignes de front pour vivre cette guerre de l’intérieur.

«Pourquoi?», demanderez-vous.

Si mes parents ont choisi de fuir cette guerre, elle, en revanche, ne les a jamais totalement quittés. La preuve, ce sont les marques qu’elle m’a laissées. Très jeune, mon père me battait pour «que je devienne un homme» et ma mère m’enseignait à détester les Turcs «parce qu’ils nous ont massacrés». Ainsi se structurait le monde dès ma plus tendre enfance: il y avait les hommes et les mauviettes, les bons et les méchants, les chrétiens et les musulmans. Dans la plus grande candeur, j’héritais d’un siècle de violence, de racisme, de sexisme, de xénophobie, de misogynie et d’islamophobie transmis de génération en génération. Mais de toutes les violences qui m’ont été léguées, celles qui me hantent encore et qui, probablement, hanteront mes jours jusqu’à la tombe sont les gifles à répétition que je me suis prises sur la gueule. Pour m’éduquer, me corriger, me «remettre sur le droit chemin». C’est rough, je sais. N’empêche, si ces coups ont meurtri mon cœur et ma chair, ils ont fini par forger ma personnalité et mon style comme on bat le fer pour en faire une lame fine et acérée. Cette lame, ou plutôt ce style qui, comme l’éperon, sert à attaquer et à me défendre (selon les mots de Derrida), est devenu l’affirmation de mon individualité face au monde contre lequel j’ai dû et je dois encore me protéger. Car si mes blessures ont fini par se cicatriser, le monde, lui, demeurera toujours à mes yeux un lieu hostile auquel je devrai tenir tête.

Alep, 2018, quartier Jdeideh

Alep, 2018, quartier Jdeideh. Photo : Jean-Pierre Gorkynian

 

Il me faut vous faire une confession. La violence m’obnubile. Elle me fascine dans tout ce qu’elle peut contenir de souffrance, d’horreur, d’injustice et de tragique. Elle est intimement liée à mon expérience humaine et à mon besoin d’écrire. Je ne serais jamais devenu écrivain si, par exemple, je ne m’étais pas pris toutes ces claques durant mon enfance.

Comprenez. Loin de moi le désir de faire l’apologie de la violence. Je la condamne comme je condamne toutes les formes de domination. Cependant, elle existe. Elle s’incarne dans le pouvoir, les insti-tutions, le patriarcat. Corollairement, elle est parfois une condition essentielle de l’émancipation, ainsi que nous l’ont appris Marx, Georges Sorel et Frantz Fanon.

Tout fils est appelé à «tuer son père», nous met en garde le mythe d’Œdipe, cette fable qui oppose le désir à l’interdit qui le réfrène. Je n’ai malheureusement jamais eu ni le courage ni l’héroïsme qui m’auraient permis de m’affranchir des jougs qui m’ont accablé. Je me rappellerai toujours la paire de baffes que je me suis prise sur la caboche quand, à dix-sept ans, j’ai dit à mon père que je voulais devenir écrivain; il n’avait pas quitté une vie de merde pour que je vive une vie de merde.

J’ai plié, obéi et fait des «études sérieuses».

Pendant longtemps, je me suis culpabilisé de cet acte de soumission. Je me trouvais lâche. J’ai contemplé mon reflet dans le fond des verres et j’ai sniffé des montagnes de poudre pour combattre mon impuissance. Derrière le jeune professionnel pimpant et friqué que j’étais devenu se cachait une loque vivante voguant à la dérive mortifère de ses excès.

Un soir, j’y ai presque laissé ma peau. Mon cœur a viré su’l top. Je me suis allongé dans mon lit en pensant que c’était fini. Je ne saurais dire ce qui m’a tenu en vie pendant toutes ces heures. Peut-être (je dis ça, je dis rien) un désir de survie enfoui en moi, légué par mes ancêtres qui, traversant le désert de Syrie pour fuir les massacres, ont laissé à leur descendance une empreinte génétique indélébile. Oui, j’aime croire que ma combativité vient de là.

J’aime aussi la perspective suivante: si la souffrance est un état universel dicté par d’innombrables déterminismes, la façon de la vivre et de l’éprouver demeure unique à chaque personne. Fruit d’une volonté libre. Voulant soulager cette souffrance, certains individus viennent à en créer davantage. D’autres, comme les artistes – les écrivains, en l’occurrence – s’en servent comme d’une matière première pour en faire de la beauté. Comme l’écrit Wajdi Mouawad,

de ses excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard: le vert de jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe […] Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables.1

L’on parle souvent aujourd’hui de l’art – et plus particulièrement de la littérature – comme d’un outil de réconciliation. Pas étonnant. Sans art, le monde est foutu. Sans art, je suis un homme mort. En écrivant (ou plutôt, si je m’entête à écrire malgré tous les déterminismes qui ont joué contre moi), je tente de survivre. Je me bats à ma manière. Comme Shéhérazade se sauve en racontant une histoire au roi Shahryar, qui menace de la décapiter. Ainsi retarde-t-elle sa mort annoncée jusqu’à la mille et unième nuit, où elle recouvre enfin sa liberté.

Je suis Shéhérazade, en quelque sorte, portant en moi une menace existentielle. L’alcool et la cocaïne pèseront toujours sur moi comme une épée de Damoclès prête à s’abattre sur ma nuque. Je craindrai toujours cette gifle qui, décollant de nulle part, menacerait de me défigurer. J’ai un compte à régler avec le destin. Et s’il faut retourner en arrière, retraverser les lignes de front, s’il faut me mettre en péril, eh bien, soit. Car écrire, c’est non seulement défendre ma parole et celle de mes anciens, c’est aussi repousser les menaces de mort qui ont pesé sur nous. C’est reprendre ce qui nous a été enlevé, notre liberté.

 


Jean-Pierre Gorkynian est l’auteur de Rescapé (VLB, 2015) et de Tireur embusqué (Mémoire d’encrier, 2020). Ingénieur civil de formation et de métier, il œuvre à des projets en gestion d’eau potable au Canada et ailleurs dans le monde.

  • 1. Source: wajdimouawad.fr.
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