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Écrire pour revendiquer le droit de terminer ses phrases

Écrire pour revendiquer le droit de terminer ses phrases
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À la question de savoir pourquoi j’écris, il me faut simplement répondre – parce que c’est la vérité, même si cela est banal– que j’écris pour exercer mon droit d’énoncer des idées, de m’exprimer. J’écris pour contribuer à la construction perpétuelle de la réalité dans l’espace mystique de la parole,
la parole dans toute son intrigante extension, et pour en éprouver tous les charmes. J’écris pour prendre part – même alors que je ne suis pas invitée, même alors que l’on ne m’a pas sonnée ni sommée.

Cela sans doute parce que je viens d’un monde où il faut parler très vite pour pouvoir terminer une phrase, où l’on se fait le plus souvent couper la parole, piétiner ou voler son idée, où celui qui parle le plus fort est le plus écouté, où les enfants sont au service des adultes, où les femmes sont au service des hommes, où les faibles sont au service des puissants, et où les rêveurs sont minutieusement broyés. Je viens d’un monde où parler est aussi nécessaire qu’impossible. Un monde d’où il m’a semblé que seule la parole librement exprimée, sincère, exigeante, contenait les traces d’une occasion de liberté.

Dans le monde d’où je viens, parler c’est souvent crier, c’est tout aussi souvent se taire, et c’est presque toujours risquer l’humiliation – je viens d’un monde, de n’importe où, d’ici, d’en face, de l’autre côté, dans lequel prendre la parole, se faire sa propre idée, s’aventurer dans une conscience, si ce n’est pas celle des maîtres, si ce n’est pas celle du dieu de la norme, celle de la reproduction fidèle des dominations héritées, c’est déjà esquisser les pas qui mènent sur le chemin inévitable de l’exil intérieur.

Edward Said écrit que «la loyauté à la lutte de son groupe pour la survie ne devrait pas mener l’intellectuel jusqu’à engourdir son sens critique, ou à y limiter ses impératifs» et qu’il faut acheminer la pensée «vers les questions de libération politique, vers une critique du pouvoir, vers une recherche de directions autres, qui sont trop souvent marginalisées, mises de côté et jugées impertinentes dans la lutte immédiate». C’est ainsi que pour moi, la prise de parole intempestive, intime, qui passe par l’écriture, est également toujours déjà politique – car l’espace de la parole est toujours en jeu, pour chaque parlant, dans chaque prise de parole, et que cet espace est irrigué de rapports de domination contradictoires et subtils.

L’écriture, inscrite dans un rhizome alphabétique dont les proportions sont géologiques – des pétroglyphes aux comptines–, possède à cet égard cette faculté d’être secrète. Dans le repli bancal d’une existence, dans le noir social, dans le dos des puissants, dans cet exil qui est de toute façon invisible, la phrase s’énonce, l’idée se pointe, les contextes s’agglutinent, le récit s’autorise, les correspondances se manifestent, la poésie commence son mouvement de berceau, le répertoire déroule ses colonnes, les figures bariolées défilent, et comme les cercles que forme sur l’eau le jet d’un cœur de pierre, un signal infime est lancé, un contact frissonnant est tenté, une résonance est possible, depuis un point abîmé de contingence qui est le dépositaire autorisé de toute parole et de tous les langages – «l’écrivain, dit Flannery O’Connor, opère à un carrefour particulier où le temps, l’espace et l’éternité curieusement se rencontrent. Son problème est de trouver cet endroit».

Dans ce secret, cette résonance, cette contingence, cette possibilité de vérité, même furtive, même temporaire, même risible, même en retard et même en avance, l’écriture est collective, parce qu’elle est connivence, parce qu’elle est conspiration contre le pouvoir, détournement de texte, «réécriture du bio-texte» (Paul B. Preciado), parce que l’alphabet est une ruine commune, il appartient non pas à tous, mais à n’importe qui, même au plus flou des «enfants flous» (Sylvie Laliberté), qui prend part au monde, même alors qu’on ne l’a pas invité, qu’on ne l’a pas sonné, sommé.

L’ardente Jovette Marchessault raconte qu’elle a commencé à écrire parce qu’écrire, contrairement à la pratique de la peinture qui est dispendieuse, ne coûte rien. Cette écriture-là, la nécessaire, la survitale, qui sort d’une chaloupe verchère à la Pointe-aux-Trembles et qui s’adresse à une grand-mère que tout le monde a oubliée, est un rugissement, c’est un bloc d’abîme, un scalpel, c’est une parole qui n’était pas attendue, pas voulue, qui ne devait pas être entendue, et qui est là, têtue, qui nous concerne même si elle ne nous intéresse pas, qui est glorieuse parce qu’elle transperce toute conjuration, aux marges de l’empire, et jusque dans le col de ses chemises.

«Vous poursuivez, je continue aussi, m’écrit France Théoret. Il n’y a pas d’autres solutions.»

 


Sylvie Laliberté, J’ai montré toutes mes pattes blanches je n’en ai plus, Montréal, Somme toute, 2021.
Flannery O’Connor, Mystery and Manners: Occasional Prose, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1969.
Paul B. Preciado, Contersexual Manifesto, traduit de l’espagnol par Kevin Gerry Dunn, avant-propos de Jack Halberstam, New York, Columbia University Press, 2018.
Edward W. Said, Representations of the Intellectual, Vintage Books, New York, 1996 [1994].

 

Dalie Giroux est professeure et autrice. Elle a publié récemment L’œil du maître: figures de l’imaginaire colonial québécois (Mémoire d’encrier, 2020) et Parler en Amérique: oralité, colonialisme, territoire (Mémoire d’encrier, 2019).

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