Aller au contenu principal

Écrire et observer le ciel

Questionnaire LQ

Est-ce que le roman est mort?

On a tué le roman à plusieurs reprises. Cela me rappelle les belles années du structuralisme et mes séminaires à l’université. Il n’est pas mort puisqu’il est le genre souverain dans les médias et sur toutes les plateformes au détriment de l’essai et de la poésie. Je fais allusion, bien entendu, à un certain type de roman qui semble s’ancrer dans une vérité. Il se trouve que cette contestation relève du passé. Peut-être serait-il plus approprié d’évoquer une crise permanente de la littérature?

 

La qualité que vous préférez chez votre éditeur·rice, ou son pire défaut?

À mon entrée aux Herbes rouges en 1991, François et Marcel Hébert tenaient les rênes de la maison. Depuis le décès de son frère, François la dirige en solo. Il ne laisse rien passer. Son attitude est devenue la mienne: accompagner et non imposer. L’arrivée de Roxane Desjardins n’a rien changé. Elle tra-vaille dans le même esprit.

 

Avez-vous une béquille littéraire? Si oui, laquelle? Expliquez.

Oui, l’Autre. Je dois absolument me plonger dans le texte d’un·e autre avant de me consacrer au mien. Comme plusieurs écrivain·es, je suis vulnérable. Je parle peu de mes projets, comme si révéler le travail en cours l’anéantissait d’un coup. Je suis très superstitieuse.

 

Le roman que vous avez honte d’avoir lu?
Le roman que vous avez honte de ne
pas avoir lu?

Chaque lecture correspond à une époque de ma vie. À ces deux questions, je réponds que le manque d’accessibilité aux livres jusqu’à mon entrée au cégep a fait que j’ai lu tout ce qui me tombait sous la main dès lors. J’ai même relu des titres faute d’en obtenir de nouveaux. Guy des Cars, la série des Sylvie de René Philippe, des Agatha Christie que j’avais découverts en faisant du gardiennage, les romans-photos italiens de ma tante, des hagiographies, des textes censurés font partie des lectures dont je pourrais avoir honte. Au contraire, ils ont été des sources d’inspiration, si je peux dire, comme si je les avais reformulés dans ma propre langue. En fait, ma honte vient plutôt du fait que je ne pourrai jamais lire les œuvres littéraires qui ne sont pas traduites en français ou en anglais.

 

Photo : Hamza AboueloualaaPhoto : Hamza Aboueloualaa

 

Le pays dont vous préférez la littérature?

L’Italie. C’est le pays de ma famille maternelle et celui du rêve. Il n’en demeure pas moins qu’il est complexe dans ses disparités régionales et ses différents dialectes.

 

Le livre ou l’auteur·rice qui fait partie intégrante de l’écrivaine que vous êtes devenue?

La cloche de détresse (The Bell Jar, 1963), de Sylvia Plath: le seul ouvrage que l’autrice a qualifié d’alimentaire. L’héroïne veut être poète. C’est un roman d’apprentissage que j’ai lu dans ma vingtaine alors que je commençais à caresser l’idée de devenir écrivaine. La dépression, l’aliénation, traversent ce texte en rupture avec les valeurs traditionnelles des années de l’après-guerre. Je ne peux pas non plus ignorer ma découverte d’Antonin Artaud à l’adolescence. L’ombilic des limbes et Le théâtre et son double sont des œuvres marquantes dans mon parcours.

 

Si vous n’écriviez pas, vous…

Je sombrerais dans une profonde dépression pour un moment. Je n’imagine pas me priver des mots et de la création. J’apprends quelque chose de nouveau, un travail manuel qui va me mettre en contact avec d’autres disciplines artistiques.

 

Votre personnage fictif préféré?

Elena Greco, dite Lenuccia ou Lenù, dans la saga d’Elena Ferrante, L’amie prodigieuse. C’est elle qui prend en charge la narration des quatre tomes et elle est aussi en quelque sorte l’alter ego de l’autrice, dont la véritable identité n’a jamais été révélée. Je me suis souvent projetée dans ce personnage, une jeune fille qui par son origine modeste n’est pas destinée à entreprendre des études supérieures. Quant à Raffaella Cerullo, dite Lina ou Lila, elle va connaître le sort réservé aux femmes de sa classe et de son origine. Le personnage de Claudine dans la série de romans éponymes écrits par Colette et celui d’Elisabeth d’Aulnières dans le grand roman d’Anne Hébert, Kamouraska, sont des figures féminines qui n’ont pas cessé de m’inspirer.

 

Le mot, la devise, l’adage ou l’expression que vous trouvez le plus galvaudé?

Dans la dernière année, les «ça va bien aller», «en présentiel», «il faut se réinventer» sont devenues des expressions que j’aimerais voir disparaître à jamais. En général, je déteste ce qu’on appelle communément la langue de bois, celle qui déshumanise, qui méprise.

 

Votre drogue favorite?

La littérature. Je me considère comme chanceuse d’y avoir eu accès. Sans les livres, je n’existerais pas. Je mènerais une vie moribonde. Lire m’a sauvée plus d’une fois du naufrage. Durant le confinement, je suis sortie de moi-même en entrant dans l’univers d’autres auteur·rices qui m’ont aidée à vivre et à supporter le manque de contacts sociaux.

 

Vous avez peur de…

J’ai peur d’avoir peur et de ne pas être à la hauteur. C’est l’histoire de ma vie. Paradoxalement, cet état a été le moteur de ma création à certains moments.

 

Votre pire et votre meilleur souvenir d’écriture?

J’ai appris à former des lettres avec un transparent qu’on devait glisser sous la page de notre cahier. Les religieuses vérifiaient si notre calligraphie était conforme à ce guide. Puis je me suis mise à écrire en let-tres détachées. À l’âge de cinq ans, j’ai reçu en cadeau un tableau d’école sur pied de la part de mon oncle, qui l’avait acheté à New York au célèbre magasin FAO Schwarz. J’ai toujours aimé le mouvement de la craie sur l’ardoise.

 

Lisez-vous les critiques de vos livres? Pourquoi?

Oui. Je ne peux m’en empêcher. Cependant, je les oublie rapidement pour me permettre d’aller de l’avant et me concentrer sur mon prochain projet d’écriture.

 

Y a-t-il une autre manière d’écrire que sous la contrainte?

L’écriture exige une certaine discipline comme n’importe quelle autre forme d’art. Je m’accorde toutefois des moments nécessaires pour rêver et me plonger dans un chaos qui m’amènera à une plus grande créativité.

 

Avec quel·le écrivain·e – mort·e ou vivant·e – aimeriez-vous prendre un verre? Pour lui dire quoi?

Elsa Morante, la madone des beatniks. J’aimerais l’entendre parler du Rome de l’après-guerre qui n’existe plus, de sa relation avec Alberto Moravia, de son amitié avec Pier Paolo Pasolini, de cette vie consacrée à l’écriture, de son amour des enfants et des chats abandonnés. Elle a construit un monde entre l’Histoire collective et celle des laissé·es pour compte.

 

L’écrivain·e dont vous êtes jalouse…

Chris Kraus. Mais j’éprouve de l’admiration pour elle plutôt que de l’envie. Scénariste, réalisatrice, productrice, éditrice indépendante, elle a écrit des romans et une bio-graphie de Kathy Acker. On la compare souvent à Sophie Calle. Dans ses livres, elle conjugue l’esprit américain et un peu de la superbe française. Son dernier roman, Summer of Hate (2012), dans lequel il est question d’art, d’immobilier et d’argent, est une parole prophétique.

 

Que lira-t-on sur votre épitaphe?

Rien. Je serai inhumée dans le terrain familial au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, une épitaphe en soi. Comme mon fils me disait l’autre jour: «Maman, je n’avais jamais remarqué que la pierre tombale était un livre.»

Qu’avez-vous à dire pour votre défense?

Je suis pessimiste de nature, une révoltée mélancolique. Ne me demandez pas d’espérer davantage.

 

Quel·les auteur·rices vous ont le plus inspirée dans votre propre écriture?

Elles et ils sont nombreux·ses. Je ne peux pas tous et toutes les nommer. Chacun·e correspond à une architecture précise: Josée Yvon, Huguette Gaulin, Sylvia Plath, Anne Sexton, Anne Carson, Emily Dickinson, Patti Smith, Susan Sontag, Emma Santos, Raymond Carver, Joyce Carol Oates,
Erri De Luca, Suzanne Jacob, Natalia Ginzburg, Cristina Campo, Annie Ernaux, France Théoret, Réjean Ducharme, Marco Micone.

 

Aimeriez-vous écrire pour le cinéma ou le théâtre un jour?

Je n’ai pas ce talent, d’où mon admiration pour Chris Kraus. J’ai eu une expérience d’écriture de scénario avec un réalisateur qui n’a pas abouti et qui m’a laissée perplexe. Il est difficile pour moi d’écrire sous pression. À vrai dire, ce type d’écriture, comme le théâtre, est une activité collaborative et comporte plusieurs étapes. Je suis habituée à travailler seule depuis mon entrée en littérature.

 

Avez-vous un rituel d’écriture?
Écrivez-vous le matin, le soir, la nuit? Dans un bureau, dans le salon?
Aucune de ces réponses?

Le matin, je me prépare en buvant trop de café dans mon petit bureau d’où j’observe le ciel. Juste après, je vais marcher pour trouver des réponses à mes questions. Avant de m’endormir, je me relis. Je souhaite que mon sommeil amène une illumination.

Ce rituel s’est transformé au fil du temps. Mes premiers livres ont été souvent écrits en partie dans de petits restos à l’heure du dîner ou après ma journée d’enseignement, dans les transports en commun quand je me rendais au travail, dans des chambres d’hôtel. Je volais du temps en cachette. Raymond Carver disait qu’il se barricadait dans son auto pour se sauver de sa femme et de ses enfants. Je n’ai jamais eu d’auto sinon je l’aurais fait aussi.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF