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Écrire contre

Micro-essai
Thématique·s

Mon enfance échoua sur une de ces collines dénudées du Mezzogiorno1, enclavé entre le dénuement et le mépris, où, régulièrement, les hommes étaient recrutés pour les guerres et pour l’émigration. Très tôt, je fus captivé autant par les récits de grand-père, relatant ses traversées transatlantiques du début du siècle, que par les exploits des martyrs de la patrie dont nous parlait le maître d’école jour après jour. Je n’acceptais pas cependant que, à côté du monolithe érigé à la mémoire des victimes du champ d’honneur, il n’y eût pas un monument, dix fois plus grand, en souvenir des disparus de l’émigration.

L’exode fut biblique. Les nombreuses maisons vides, où les émigrés avaient laissé pour seul ornement l’image d’un Sacré-Cœur sanguinolent, rappelaient les évacuations de la dernière guerre. Dans d’autres, les veuves blanches de l’émigration sublimaient leur besoin d’aimer à coups de messes, de cancans et de robes noires. À Lofondo où, au début des années 1950 s’entassaient près de deux mille personnes, l’institutrice de première année se trouva une décennie plus tard devant un seul écolier.

Je crois qu’il est de mon devoir d’attirer votre attention sur le fait que les Italiens sont bien connus pour être de mauvais colons […] il semble malencontreux que cette classe d’immigrants soit amenée ici pour quelque travail que ce soit sauf pour le travail dans les mines […] je crois que cette classe d’immigranats ne fera rien de bon pour notre pays2.

Voilà les propos outrageants vomis par le Commissaire de l’Immigration de Winnipeg au début du siècle dernier. En 1902, pas moins de 6000 Italiens s’échinaient à la construction des chemins de fer, partageant cette géhenne avec des Slaves et des Ukrainiens, afin de greffer une colonne vertébrale à un pachyderme déjà poussif et disloqué s’étirant du Pacifique à l’Atlantique.

Injustices et attitudes racistes se poursuivirent tout au long de l’histoire de l’immigration au Canada. Il suffit de se rappeler la taxe que durent payer les Chinois, au début du siècle, pour entrer au Canada, en plus des internements et spoliations subis par les Italiens et les Japonais pendant la Deuxième Guerre mondiale. Lorsque ces découvertes s’ajoutent à la certitude que l’émigration n’existerait pas si elle ne profitait pas en premier lieu au pays d’accueil, l’indignation surgit et l’immigré devient parfois écrivain.

J’ai écrit pour arracher à l’oubli ce lointain matin de juillet où mon père s’empressa d’aller ouvrir pour laisser entrer parents et amis, qui glissèrent dans ses poches une dizaine de lettres à l’intention de leur parenté émigrée. Sur les enveloppes, on pouvait lire «rue Wolfe, Saint-Laurent, Dante» et, sur l’une d’elles, une femme, qui n’avait plus de nouvelles de son mari, avait écrit «Taverne Mozart».

J’ai écrit pour immortaliser ce moment où mon père prit sa valise d’une main, de l’autre la mienne, et nous sortîmes de la maison. Le long du parcours menant à la grand-place du village, où attendait l’autobus, des hommes accouraient de toutes parts en silence pendant que leurs femmes, accoudées aux fenêtres, clamaient de leur voix stridente les bienfaits et les malheurs de l’émigration. Vêtu de son vieil habit de noces, un père quittait son enfant de six ans, victime de l’implacable logique des puissants.

J’ai écrit aussi pour rappeler que les immigrants ont toujours été en position de faiblesse par rapport aux pays recruteurs. Historiquement, ces derniers ne se sont jamais gênés pour les sélectionner selon leurs besoins, en choisir la provenance, les attirer par des promesses sans lendemain puis les abandonner à leur sort une fois installés.

Un des exploits des xénophobes et des propagateurs du discours anti-immigrants depuis une trentaine d’années – et ce, partout en Occident – a été d’inverser le rapport de domination dans nos sociétés. Ils ont réussi à accréditer le mythe selon lequel les minorités immigrantes représenteraient une menace pour les pays d’immigration, alors que ces derniers imposent leurs lois, leurs conditions d’accueil et que leur population est généralement dix fois plus nombreuse. Comment ne pas écrire devant tant de mauvaise foi!

Depuis au moins deux décennies, au Québec, trop d’intellectuels et de professionnels de la parole publique, oubliant les inégalités, sources de souffrance sociale, pataugent dans le marécage identitaire: les uns pour l’étendre, les autres pour tenter de l’assainir. Je continuerai d’écrire contre ce bavardage nombriliste et incantatoire, dont le but est de mystifier la population, en substituant à la conflictualité sociale celle de nature ethnoculturelle, largement exagérée et simple prétexte à justifier des politiques anti-immigration.

Écrire contre et ne jamais cesser… contre les puissants, les dominants et tous ceux qui s’en prennent aux faibles, aux pauvres et aux immigrants.

 


Né en Italie, Marco Micone arrive au Québec à l’âge de treize ans. Après des études en littératures québécoise et française, il a enseigné au niveau collégial pendant trente ans. Il est l’auteur d’une trilogie sur l’immigration italienne, de Speak What (Cahiers de théâtre Jeu, 1989), du Figuier enchanté (Boréal, 1992), d’où est tirée une partie de ce texte, et, tout récemment, d’On ne naît pas Québécois, on le devient (Del Busso, 2021). Pendant les années 1990, il a aussi traduit des classiques italiens pour la scène montréalaise.

  • 1. Mezzogiorno: le Midi italien.
  • 2. Marco Micone, Le figuier enchanté, Montréal, Boréal, 1992.
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