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Échardes à tous les paliers

Échardes à tous les paliers

Traduit pour la première fois en français par Rachel Martinez, En bas de la côte nous fait voir sous un nouveau jour la Petite-Bourgogne de la Seconde Guerre mondiale. Un rare roman social portant sur la communauté afrodescendante de Montréal.

Thématique·s
Roman

Traduit pour la première fois en français par Rachel Martinez, En bas de la côte nous fait voir sous un nouveau jour la Petite-Bourgogne de la Seconde Guerre mondiale. Un rare roman social portant sur la communauté afrodescendante de Montréal.

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Si, comme moi, vous n’aviez jusqu’à maintenant jamais entendu parler de la pionnière Mairuth Sarsfield, le temps est venu de la découvrir de toute urgence. Après nous être intéressé aux traductions des grand·es Montréalais·es d’expression anglaise que sont Mordecai Richler et Heather O’Neill, grâce aux chantiers entrepris par Alto et Boréal (en collaboration avec les françaises Éditions du sous-sol), braquons les projecteurs sur cette œuvre largement méconnue des francophones. Car le moins que l’on puisse dire, c’est que les documents et les ouvrages de fiction portant sur la communauté noire de Montréal n’abondent pas.

Impossible ascension

Il faut donc suivre sa curiosité et plonger dans ce beau roman traditionnellement ficelé qui ne s’écarte pas beaucoup des sentiers formels les plus fréquentés, mais qui, par sa sincérité et l’avant-gardisme de son propos, détonne dans le paysage littéraire de l’époque de sa parution originale. Publié pour la première fois en 1993 chez Reed Publications, En bas de la côte raconte le combat d’une brave mère monoparentale qui élève ses deux filles, Pippa et Efuah, dans une société raciste, celle du Montréal des années 1940. Pour les afrodescendant·es qui y vivent, l’horizon se limite à des carrières de subalternes, qui leur gardent bien closes les portes de l’ascenseur social. Cette idée d’ascension impossible, ou du moins fortement entravée, est d’ailleurs exprimée dans la traduction française du titre, mais encore mieux dans sa version originale: No Crystal Stair. Tiré d’un poème de l’auteur Langston Hugues (dont les éditions Seghers viennent de traduire l’autobiographie The Big Sea), emblématique du mouvement Renaissance de Harlem, ce titre est si évocateur que l’on serait tenté de définir l’entreprise de Sarsfield comme la mise en roman du texte de Langston, fréquemment cité dans En bas de
la côte
.

Avatars de la femme noire moderne

Travaillant pour deux, Marion s’échine du matin au soir à servir les riches clients du YMCA de Westmount et espère ainsi offrir une éducation décente à ses deux brillantes filles. Elle s’implique en plus politiquement dans les manifestations du Coloured Women’s Club, adopte une orpheline d’ascendance italienne et s’efforce de garder dans le droit chemin un jeune homme intelligent, mais désillusionné. Marion refuse le remariage de convenance, et son attachement à une réputation irréprochable l’empêche de se lier d’amitié avec la sulfureuse Torrie Delacourt, qui, par son élégance et sa culture, fait soupirer tous les hommes du quartier. Ces deux avatars de la femme noire moderne et émancipée s’affrontent à de multiples reprises au sujet de l’éducation de Pippa et d’Efuah, et de l’approche à privilégier pour combattre le racisme ambiant. En toile de fond, la guerre et la conscription font rage: elles destinent de nombreux·ses afrodescendant·es (aux côtés des francophones des quartiers populaires) à la boucherie de Dieppe. Heureusement qu’il y a le jazz (celui d’Oscar Peterson, jeune prodige dont la carrière est en plein essor) et le Rockhead’s Paradise pour oublier momentanément les humiliations et le désespoir.

L’homme obséquieux s’avança pour lui bloquer le passage, croyant – se dit Marion – qu’elle allait entrer tout de même. Les secondes passèrent, puis l’homme lui dit, en levant un menu pour se cacher le visage et empêcher les autres clients de l’entendre: – Nous ne servons pas les gens de couleur ici.

La honte – ou était-ce l’humiliation? – s’abattit sur tout le corps de Marion comme une douche brûlante. Elle ne pouvait pas parler, puis n’osa pas le faire, quand la rage succéda à la honte et qu’elle prit la mesure de ces paroles. Elle eut une envie subite de démolir complètement le restaurant, de casser les vitrines et de mettre le feu
aux nappes.

Admirable pour sa résilience, mais aussi pour sa combativité, la protagoniste trouve de l’aide auprès de l’austère et néanmoins généreux Edmond, puis chez ses nouvelles voisines. Fille d’une exilée russe et d’un père antillais, la pianiste et danseuse Marushka noue des liens étroits avec la famille de Marion. Puisque métissée, elle fait face à d’autres manifestations de la gangrène raciste.

En vivant avec ces personnages qui sont de papier, mais semblent faits de chair tant ils s’animent sous la plume de Sarsfield, on s’éloigne peu à peu du Montréal blanc colporté par les visions historiques qu’on nous a proposées et qui tiennent de l’image d’Épinal. Soudain, les quartiers se colorent, résonnent d’accents venus d’ailleurs et rêvant d’être chez eux ici. L’histoire est racontée d’un autre point de vue: elle ne s’en trouve que plus complète.

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Article au format PDF
Mairuth Sarsfield
Traduit de l'anglais (Canada) par Rachel Martinez
Montréal, Linda Leith éditions
2022, 350 p., 29.95 $