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Échanges

Kateri Lemmens et Véronique Grenier ont discuté ces derniers mois autour de l’écriture, du quotidien et de l’enseignement, entre Rimouski et Sherbrooke, où elles vivent et réfléchissent.

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Kateri Lemmens et Véronique Grenier ont discuté ces derniers mois autour de l’écriture, du quotidien et de l’enseignement, entre Rimouski et Sherbrooke, où elles vivent et réfléchissent.

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Salut Véronique,

Je commence à t’écrire de l’aéroport Charles de Gaulle. En transit entre Rimouski et Brest où je m’en vais parler de littérature et de mer. J’ai raté mon vol. Je végète au milieu des duty free. Ça m’arrive de rater des vols, des départs. Je rate souvent des choses.

À Rimouski, on dit aussi «la mer» pour parler du fleuve. Moi qui viens des Cantons-de-l’Est, où tu vis et travailles (est-ce que tu viens des Cantons?), j’ai toujours été fascinée par le fleuve — avant d’être à l’UQAR, je rêvais d’aller vivre à Rimouski, au milieu des rochers, des phoques, dans ce pays maritime et sauvage. Les Cantons-de-l’Est, dans ma tête, c’est un peu la frontière, le brassage avec l’Amérique et ses vagues d’immigration. Bishop. Lennoxville. Les rues King. Queen. Victoria. Les petits Anglos avec qui on se bagarrait. Le pays abénakis (on allait visiter Odanak au primaire), les rivières, les lacs, les montagnes douces.

Le bas du fleuve, c’est la porte du continent. La Gaspésie, un des bouts du monde.

Je t’écris en transit.

Je suis souvent en transit.

Je me sens souvent à côté, transfuge, limite, depuis toujours avec ma famille spéciale, mes origines mêlées, ma vie de routes, tout ce qui ne fitte pas (d’où ma tendresse pour les autres qui ne fittent pas et pour leurs histoires). Je me sens comme ça dans beaucoup de choses. Toujours à passer. D’une vie à l’autre. Toujours un peu à côté. Le plus ironique, c’est que j’ai une personnalité contemplative, je rêve de m’unifier, de m’arrêter dans une maison de campagne, de regarder le fleuve ou les montagnes à la fenêtre, de faire des feux. Je voudrais ce qui abrite. Je vis contre moi.

J’ai souvent l’impression de «ne pas appartenir» et il me semble qu’il y a quelque chose dans la littérature qui consiste exactement à ne pas appartenir. À ne pas adhérer entièrement. Mais je suis peut-être juste attirée par la littérature qui fait «un pas de côté»?

J’ai la même chose avec les disciplines — avec mon indiscipline. Je me vois comme une aspirante polymathe et si je suis allée vers l’essai, c’est parce qu’il est poreux — il peut de parler de tout, de tous les savoirs, tout en permettant une organisation intime du sensible — il porte jusqu’à la possibilité de la colère. Et s’il n’est pas la musique, il peut s’approcher de la musique. Et parce que je manque tellement de temps, il correspond à mes fractures et à ma fragmentation, à une écriture par chocs.

C’est peut-être une des raisons pour lesquelles j’ai tellement aimé The Argonauts de Maggie Nelson: son refus d’être enfermée, sa manière de fuir. C’est un livre tellement libre.

Du fleuve aux Cantons, je vois une chose qui se continue: les montagnes, les Appalaches. Aucun doute, quelque part, j’appartiens aux montagnes.

Hâte de te lire,

Kateri

 


Chère Kateri.

Je te réponds avec retard et j’espère que tu m’en excuses. J’ai un peu perdu la notion du temps, dernièrement, notamment celui qui sépare les jours et les semaines. Tout me semble être arrivé, hier. J’espère que Brest t’a été bonne, accueillante. Qu’allais-tu y faire?

Je t’ai lue d’un trait, puis je t’ai reprise, lentement, mot à mot. Me suis aperçue que je ne suis plus habituée à «cela», des textes longs qu’on prend le temps de s’écrire, dans lesquels quelque chose se déploie. Je lis les correspondances des autres avec avidité et c’est souvent ce que j’aime y trouver, ce qui se déploie. Ça a sans doute à voir avec le fait que cette forme même exige que le temps se prenne et qu’on doive un peu évacuer le superflu, aller directement au cœur des choses et de soi.

La fatigue me tient, en ce moment. C’est elle, la colle, entre mes mouvements, les heures, d’un jour à l’autre, je semble la traîner sur mes épaules, derrière mes yeux. M’en suis faite une amie, à défaut de parvenir à la chasser. J’essaie de me poser entre les cours, les enfants, le livre qui vient de sortir, les entrevues, les projets à venir, les mots à écrire et mes multiples aller-retour à Montréal. Je suis coincée entre mon besoin de m’encabaner chez nous à ne rien y faire et celui du mouvement, l’appel de l’enracinement dans le monde en m’y agitant, le plus possible, on dirait. Moi aussi, je n’étais pas faite pour une seule discipline. Tes mots à ce sujet m’ont fait du bien, ont résonné. J’aimais trop de choses, je voulais tout savoir. C’est encore le cas. D’où mon poisson dans l’eau, avec la philosophie. C’est tout de même drôle que nous ayons cet échange, là, alors que tu as été la première femme, il y a vingt ans, avec qui j’ai eu une discussion «philosophique». Dans le département même où j’enseigne en ce moment. Je ne sais pas si tu t’en souviens. C’était à propos du kitsch chez Kundera.

Bref. Es-tu bien avec ce multiple, ce pas de cadre? Autant avec l’écriture que dans ta carrière? Je me suis si souvent, et c’est encore le cas, sentie inconfortable avec cet aspect-là. Diminuée. Pas assez sérieuse. Pas capable d’approfondir ou de maîtriser les codes pour me fondre dans la forme. Étrangère. Mais ça, c’est un peu l’histoire de ma vie.

Ma mamie et ma tante parlaient toujours de «la mer» pour nommer le fleuve. Ma famille vient de la Gaspésie, de Chandler, mon imaginaire est peuplé d’histoires de la Baie-des-Chaleurs. Quand j’entends «la mer», c’est toujours la voix de ma mamie qui prend le dessus, j’imagine son regard sur l’eau. Le lointain. Je me demande comment le sel se posait sur elle. C’était une femme phare, elle me manque. Depuis trois étés, j’ai la chance de me promener un peu, avec les p’tits, on va dans le bas du fleuve, notamment. J’ai comme ce besoin inscrit dans le fond de mon ventre, voir le fleuve. Ça m’échappe encore un peu, mais ce que je sais, c’est à quel point ça m’apaise. J’ai le besoin de me perdre l’œil dedans.

Je viens de Sherbrooke, Magog, en fait. Et je veux tellement lire Les Argonautes. Je suis une fan de la poésie de Maggie Nelson.

Je dois retourner à la vie. T’écrire m’a permis de me poser, un instant. Merci,

V.

 


Chère Véronique,

Je suis tellement contente de te lire, ça me touche instantanément.

Brest sent mouillé.

On y mange du crabe «pas des neiges» et du homard bleu.

Ça m’a rappelé «Riki», la proximité de la mer, l’éloignement des centres, la modernité (les deux villes ont été rasées), les beaux paysages violents et venteux et rétifs où je me suis sentie chez moi. J’ai une maison d’enfance et plein de pays, des chez-moi. Rimouski est un pays, un pays dans le pays, et définitivement un chez-moi.

Il y fait parfois un temps qu’il ne fait nulle part ailleurs (même pas à Rivière-du-Loup).

Il y fait parfois un tel sale temps que ça n’a juste aucun sens, et c’est quand même beau d’une certaine manière: les routes fermées pendant des jours, la neige qui balaie la ville comme si c’était une station polaire.

«J’essaie de me poser», tu as écrit, on dirait ma vie surpleine avec l’enseignement, la création, ma fille, les soucis, le «jour après jour après jour», le souffle court, et cette forme de combat pour garder la tête hors de l’eau, pour y arriver avec ce qu’on essaie de commencer à construire, et qu’il faut détruire — mais les nœuds sont tissés dans nos rêves, dans nos nerfs.

Quant au multiple et au pas de cadre, ça reste précaire et inconfortable. Mais pour garder de la créativité, du souffle, pour voler le temps, le feu, on dirait que je dois embrasser le désordre existentiel et disciplinaire (peut-être avec plus de douceur et d’indulgence avec le temps). D’où cette révélation fulgurante avec Nelson, avec le queer, pour plein de raisons. Comment passes-tu d’une discipline à l’autre? De la sagesse de la philosophie à toute la vulnérabilité que tu exposes dans ta poésie?

Oui, oui, je me souviens de cette conversation (ou alors je la réinvente)! Je continue d’être habitée par Kundera et le kitsch (si proche d’Arendt).

Et tu viens de Magog! J’y ai travaillé l’été, quand j’étais aux études, dans les restos et les bars! J’y suis de temps en temps pour voir ma famille, pour le ski de fond ou pour patiner à la pointe Merry, et je regarde le Vermont au loin avec le pincement bizarre des vies qu’on n’aura jamais.

J’aurais voulu t’écrire un peu plus sur Rimouski. Rimouski. L’isolement. L’ouverture. Le désir (c’est un espace de sensualité sauvage, avide)… Le fleuve, ce «désir immense qui risque sa peau», comme dit Pierre Perrault.

Merci Véronique, à bientôt j’espère. xx

K.

 


Kateri Lemmens enseigne à l’UQAR et publie des essais, des poésies, des fictions, dont Quelques éclats (Noroît, 2007), Retour à Sand Hill (La Valette, 2014), Nihilisme et création (PUL, 2015), Que sait la littérature? (Leméac, 2019), Explorer, créer, bouleverser (Nota Bene, 2019), Passages d’hiver (Noroît, 2020).

 

 

Kateri,
J’aime lire ton Rimouski. Je n’y suis allée qu’une seule fois, en janvier dernier. Je n’ai jamais eu aussi froid de toute ma vie. Un moins quarante, humide, et du vent comme j’ai rarement ressenti. Chaque excursion à l’extérieur venait avec une crispation de tout l’être. La neige remplissait l’air. Je n’ai pu voir le fleuve et ça m’a embêtée. J’ai besoin de me river devant lui lorsque j’ai la chance d’en être près. Si la vie était autre, je crois bien que j’irais habiter pas loin de lui, dans une maison pas très grande. Ce n’est pas possible, là, parce que les p’tits, le cégep, tout mon quotidien qui s’est tissé, ici, à Sherbrooke. J’habite le même appartement depuis onze ans. J’aime sa lumière, partout, dans chaque pièce. Je peux suivre le soleil de son lever à son coucher. Je viens tout juste de me faire un bureau, dans la moitié du salon. Ma «chambre à moi» pour reprendre les mots de l’autre. De chaque côté de la table qui me sert d’espace de travail et derrière ma chaise, des bibliothèques. Pleines. Je peux y passer des heures. Avant, je préférais être ailleurs, dans les cafés et les restaurants du centre-ville. Je m’y installais, pour écrire ou corriger, rassurée par le bruit des conversations, les mouvements. J’ai fini par conquérir le vide de mon appartement, je pense, par ne plus avoir besoin que l’air soit constamment chargé. Sherbrooke, pour moi, c’est une sorte de calme. L’endroit où je me sens à ma place. Je ne saurais décrire mon attachement autrement. Juste assez loin-proche de Montréal, de Québec, de ce qui s’y passe, des possibles qui s’y offrent.

«… mais les nœuds sont tissées dans nos rêves, dans nos nerfs.»

Cette phrase.

Je l’ai recopiée dans mon carnet. Je n’aurais pu mieux dire les choses. Ça combiné au «multiple», je crois que c’est peut-être, finalement, ce qui nous sert de moteur. L’inconfort pousse à l’action. L’oblige. C’est ce lieu dans lequel on tressaille, qui nous fait tanguer. Duquel on souhaite s’extirper, mais non, en même temps. Au fond de mon ventre, je sais que je ne me poserai jamais. J’aspire à cent vies dans le corps de la mienne. Ça me fait drôle d’écrire ces mots, alors que j’ai passé tant d’années à vouloir me départir de la seule que je croyais avoir. C’est quand même rassurant de mesurer qu’on advient, qu’on se transforme.

Le lavage et la préparation du retour de l’école des enfants m’obligent à un arrêt. J’espère que tu trouveras du temps pour t’arrêter, un peu, au travers de tout. ♦

V.

 


Véronique Grenier enseigne la philosophie au collégial. Elle est l’autrice du récit Hiroshimoi (2016) et des recueils de poésie Chenous (2017) et Carnet de parc (2019) aux Éditions de Ta Mère. Elle déteste les demandes à l’Univers.

 

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