Aller au contenu principal

Du pain amer et quelques mots jolis

Du pain amer et quelques mots jolis

De la petite enfance à l’âge adulte, le quotidien dur et âpre d’une fratrie d’agriculteurs dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Roman

De la petite enfance à l’âge adulte, le quotidien dur et âpre d’une fratrie d’agriculteurs dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Le défi, lorsqu’on revisite une œuvre, c’est sans doute d’arriver à ce que l’adaptation ait non seulement la puissance de l’original, mais qu’elle raconte quelque chose d’inédit. La Scouine, adaptation du roman centenaire d’Albert Laberge, réussit ce tour de force.

Publiée en 1918, La Scouine est une magnifique incursion dans la littérature réaliste, à mille lieues des œuvres qui vantaient à l’époque les vertus de la vie rurale. Le roman prend son titre du surnom fort méchant dont a hérité Paulima, la plus jeune de la famille Deschamps. Née quelques minutes après sa jumelle, elle était l’enfant que l’on n’attendait pas, l’enfant de trop. L’enfant moche aussi qui, contrairement à ce qu’espérait tant sa mère — «A va s’erfaire. Vous allez voir, a va s’erfaire» —, ne s’était jamais débarrassée du physique ingrat de ses premiers jours.

Paysans de la région de Beauharnois, Mâço et Urgèle Deschamps ont peu à offrir à leurs enfants. Des repas spartiates, de la mélasse, du pain «dur et amer». Et pour le reste — un peu d’amour, de l’aide pour se lancer dans la vie —, c’est avec un traitement bien inégal qu’ils accompagnent leur progéniture dans le monde austère qui est le leur.

Comble de l’ironie, c’est grâce à la propension à potiner de leur plus jeune, la mal-aimée de la fratrie, que la famille parvient à améliorer un peu son sort:

Partis de rien, les Deschamps ont longtemps tiré le diable par la queue. Aujourd’hui, toutefois, on peut dire qu’ils ont réussi à s’en sortir. Attentifs aux ragots de la Scouine, prêtant l’oreille à ses suggestions, ils ont su profiter de la misère des autres, saisir les bonnes occasions. C’est ainsi que la ruine d’un voisin, puis d’un autre, leur a finalement permis d’établir leurs garçons.

Après avoir vu son roman Tas d’roches recomposé à plusieurs reprises — prix Ringuet, prix Rabelais —, l’auteur s’aventure maintenant dans un exercice surprenant et commet un hommage habile à un roman qui osait montrer la dureté impitoyable du quotidien rural. Mais La Scouine de Marcoux-Chabot prend aussi des permissions quant au genre, se laisse aller à des passages plus intérieurs:

Empêtré dans les replis de ses silences et de ses non-dits, il s’est contenté de faire ce que l’on attendait de lui, de jouer le rôle qu’on lui avait assigné. Mais, maintenant que sa maison est achevée, maintenant qu’il ne lui reste plus qu’à l’habiter et à la peupler d’enfants nés de son sang, Charlot sent peser sur lui le destin que d’autres ont tracé à sa place.

Réécrire pour enrichir

Marcoux-Chabot prend le temps d’inscrire ce que plusieurs qualifieraient de vilain défaut — cet amour des ragots —, et de donner un sens à cette tare: enfant moquée, humiliée, tant à la maison qu’à l’école, la Scouine a rapidement compris que «pour être entendue, pour se sentir vivre un peu plus», elle pouvait relater les commérages glanés ici et là. Et supporter un peu mieux, peut-être, la solitude inhérente à son physique ingrat: «La Scouine souffre du silence qui englobe et noie chacune de ses histoires, mine chacune de ses pensées. Tant de choses remuent en elle, s’agitent, se débattent, requérant sa parole pour exister.»

De la même façon que l’auteur donne davantage de relief au personnage de la Scouine (que dans l’œuvre originale), il étaye aussi les motivations du célibat à vie de son frère aîné, Charlot, «taciturne et renfermé». Ainsi, sous la plume de Marcoux Chabot, le favori de la famille a des désirs homosexuels et souffre — peut-être même jusqu’à avoir souhaité mourir — de cette vie de pulsions réfrénées. Si, déjà sans ces scènes, le roman original de 1918 avait été mis à l’index, jugé «pornographique», l’évêque Bruchési, le censeur de l’époque, n’aurait pu supporter la lecture des passages qui explorent maintenant l’imaginaire érotique de Charlot dans La Scouine tel que réécrit par Marcoux-Chabot.

Sans être pornographique toutefois, le roman original laissait place à un certain érotisme suffisant pour que Marcoux-Chabot y consacre son doctorat. L’exercice qu’il tente ici est un jeu d’équilibre entre la reproduction du style cru du roman de 1918 et une plume plus introspective, poétique.

Le roman de 2018 balance ainsi entre le réalisme cru, cruel et quelques passages introspectifs hors de l’action, d’une beauté sobre et sans artifice. Il en résulte un roman puissant et bref, qui nous parle de notre histoire comme de celle de notre littérature. ♦

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Gabriel Marcoux-Chabot
Saguenay, La Peuplade
2018, 136 p., 20.95 $