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Douceur ensemble

Un livre qui nous plonge avec force et dignité dans les affres et les doutes de la maladie.

Thématique·s
Beau livre

Un livre qui nous plonge avec force et dignité dans les affres et les doutes de la maladie.

Thématique·s

Un bleu à la fois tendre et océanique, fruit de l’immensité, mais aussi de l’intimité. Il m’accueille dès l’enveloppe qui m’est adressée, sur laquelle on a écrit à l’encre royale, couleur omniprésente dans le plus récent opus de l’artiste et écrivaine Céline Huyghebaert. Le livre de tous nos corps est délicat, d’une grande finesse et très direct dans sa manière d’aborder l’expérience du cancer. Accompagnée par le Centre Turbine et la Fondation Virage, qui a pour mission de soutenir les patient·es dès leur diagnostic, Huyghebaert a créé «un espace malléable où les participants.es ont nommé leur expérience de la maladie à partir de ce qu’elle a d’invisible».

Douceurs et métaphores

Tout semble chuchoté dans cette œuvre: des dimensions de l’ouvrage au titre en minuscule sur la couverture, en passant par l’impression risographique presque diaphane ainsi que le trait fin des dessins et des messages écrits à la main par les participant·es. Le livre de tous nos corps ne ménage pas nos appréhensions face à la maladie. Des listes ou des phrases comme «j’ai peur qu’on oublie celle que j’étais avant» invitent à l’empathie, tandis que d’autres fragments suggèrent un peu plus, comme une scène que l’on imagine jouée et rejouée: «le silence, celui des autres quand je leur dis que j’ai le cancer».

Quand je tourne les pages de de tous nos corps, je ne peux m’empêcher de penser à Puissance de la douceur (2013), de la regrettée Anne Dufourmantelle. «Compatir, "souffrir avec", c’est éprouver avec l’autre ce qu’il éprouve, sans y céder. C’est pouvoir se laisser entamer par autrui, son chagrin ou sa douleur, et contenir cette douleur en la portant ailleurs», écrivait justement la philosophe. Où porter ces histoires ailleurs que dans sa propre expérience humaine? S’offrir cette écoute pour soi-même et pour l’autre dans une douceur compassionnelle? Oui! Cet échange devient possible pour les collaborateur·rices grâce à l’espace que Huyghebaert crée dans le livre; dans ce safe space où les lecteur·rices sont pleinement admis·es, les liens se resserrent. Un deuxième élément rend aussi cette connexion envisageable. À l’instar de Susan Sontag, qui s’ingéniait à «épurer [la maladie] de la métaphore, à résister à la contamination qui l’accompagne», Huyghebaert fait naître un texte simple et absolu; une parole blanche, supprimée de ses fioritures, qui voudrait «faire littéraire». Cette simplicité désarmante est frappante chez les patient·es et pour les lecteur·rices. L’énergie de la matière est canalisée avec maîtrise, et l’ensemble se révèle d’une justesse si précise que le contenu évite de tomber dans une boursouflure emphatique.

Si, par contre, certain·es admirateur·rices cherchent les mots de l’autrice du Drap blanc (Le Quartanier, 2019), ils et elles devront plutôt se tourner du côté de ses qualités de commissaire et d’idéatrice de projet. C’est peut-être l’une des seules critiques que l’on pourrait formuler à l’égard de l’ouvrage, tant on apprécie la voix de l’artiste. Mais on se réconcilie vite en lisant ces «paroles que la publication enveloppe […] pour briser des silences et [c]es récits existants sur le cancer, qu’ils soient médicaux [ou] journalistiques».

Tumeurs

Je m’en voudrais de ne pas évoquer l’aspect visuel du livre. En plus des textes manuscrits et tapés, l’intérieur est parsemé de dessins minimalistes. Au début, on remarque des taches bleues qui s’apparentent à des cailloux. Si l’on file la métaphore, on pourrait y voir des tumeurs qui s’amoncellent et finissent par atteindre les corps. Jamais déshumanisées, les silhouettes flottent sur la page, comme figées dans le moment présent de la maladie, impuissantes. Si un possible futur est envisageable, c’est toujours dans la crainte de la récidive du cancer. Des reproductions photocopiées de doubles pages tirées d’un carnet, avec des onglets comme «ce que vous aimeriez faire», ouvrent une sphère émotionnelle qui dépasse le sujet de l’œuvre et offrent un rayonnement plus large.

Fait inusité: le livre n’est pas à vendre. Dommage et surtout crève-cœur de ne pas pouvoir partager davantage cette pièce finement fabriquée, qui brille de noblesse par son intégration de l’art à la communauté. Toutefois, l’autrice nous invite à «sceller le livre avant de le poster» au moyen d’un autocollant fourni à cet effet. La quatrième de couverture, qui adopte les traits d’une carte postale, nous y incite encore plus. Cette œuvre portant sur un sujet aussi délicat, il n’est pas étonnant que les participant·es et les collaborateur·rices ne veuillent pas en tirer financièrement profit.

À ce «merci d’être là pour moi», écrit à la main à la fin de la publication, nous avons envie de répondre, en chemin vers une boîte aux lettres, que nous ne pouvons faire autrement.

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Article au format PDF
Céline Huyghebaert
Montréal, Centre Turbine/Fondation Virage