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Don Quichotte cyberpunk

Roman noir et déconcertant sur la violence grotesque qui naît des pires théories conspirationnistes en ligne.

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Roman

Roman noir et déconcertant sur la violence grotesque qui naît des pires théories conspirationnistes en ligne.

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Vos voix ne nous atteindront plus débute sur une note assez commune : une jeune femme, diplômée en littérature et sans emploi, multiplie les soirées dans un petit bar de son quartier, Hochelaga-Maisonneuve, où les fumeurs racontent toutes sortes d’histoires rocambolesques lues sur le web. Elle a un chum — qu’elle désigne simplement par l’expression « le Quelqu’un » — qui l’ennuie à mourir et qu’elle n’ose pas quitter, une vieille propriétaire qui habite au rez-de-chaussée, sous son appartement, et qui lui cuisine à l’occasion de bons petits plats.

Cela dit, tout de suite, le ton surprend. La narration parfois au « on », parfois au « nous » — les paragraphes efficaces, droit au but, l’omniprésence des acronymes, de l’anglais, donnent un rythme à l’histoire :

La dernière fois qu’on est allées au wasteland, le gros terrain vague au bout d’Ontario, celui dont le graffiti parle, une punk s’est pointée à notre feu. Elle pensait y trouver ses amis, mais ses amis étaient visiblement à un autre feu plus loin. Elle est restée avec nous pareil.

Une seule chose distingue la narratrice de dizaines d’autres jeunes adultes un peu paumés dont sont si souvent faits les premiers romans : elle porte un nom fort singulier — Jeandeleine —, nom qui avait été utilisé comme couverture par une hackeuse qui avait piégé des prédateurs sexuels et des pédophiles à l’époque de la messagerie instantanée ICQ et des clavardages en direct avec des inconnus, apprend-on dans le roman.

Si le roman s’amorce dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, il se termine sur la côte ouest américaine, principalement à Los Angeles, après un détour remarqué dans la banlieue montérégienne, Saint-Bruno-de-Montarville, qui devient plus angoissante que banale sous la plume de Julien Guy-Béland.

Le quotidien somme toute ordinaire de la protagoniste prend une tournure inattendue lorsqu’elle croise, tard un soir, un voisin déguisé en Horace Horsecollar, un personnage de Disney reconnaissable au chapeau melon sur sa tête de cheval. Après son apparition, des crimes violents dans une étrange mise en scène se produisent. Au même moment, un riche Américain tente par tous les moyens possibles de la contacter puisqu’il croit qu’elle est la célèbre hackeuse. On verse bientôt dans le roman noir, avec la crucifixion d’un chien, préambule aux actes glauques qui seront bientôt commis. Les multiples références à la technologie et aux réseaux sociaux montrent bien l’influence du mouvement cyberpunk.

Nés avec le web

Cette première œuvre de Julien Guy-Béland est un étrange délire violent autour des théories farfelues qui émergent des bas-fonds des réseaux sociaux comme Reddit ou 4Chan. Il met en scène des conspirationnistes faisant preuve de grandes ressources pour lutter contre des ennemis qui n’en sont pas ou — comme dans le cas de la protagoniste principale — contre la mauvaise cible. Les sous-cultures virtuelles, les méthodes de traçage en ligne, les réseaux sociaux marginaux : tout cela est nommé sans jamais être expliqué. C’est sans équivoque l’œuvre d’un auteur né presque en même temps que le World Wide Web de Tim Berners-Lee (le romancier a vu le jour en 1989 ; le web, en 1991). Mais de nos vies de plus en plus connectées pourraient naître une multitude de récits. Celui-ci est inspiré par ce qu’il y a de plus sombre en ligne.

Dans ce roman, chaque personnage travaille éperdument à la poursuite d’un objectif distinct — sauver sa peau, résoudre un complot, récupérer un amant, réussir sa vie de banlieusard — et la résultante est un capharnaüm infiniment anxiogène :

On reste trop hangover pour lui reprocher de ne jamais être venu à notre rescousse. Sur l’écran de notre MacBook, Elliot sniffe de la morphine pour mieux supporter le monde. Lilhammer nous tend la mallette. Here, as promised.

Malgré une trame narrative forte, je me suis questionnée longuement sur le propos qui porte ce bref roman : voulait-on illustrer l’absurdité des récits auxquels on est prêt à adhérer parce qu’ils nous confortent dans une certaine vision du monde ? Ou la brièveté de nos destins insensés ? Est-ce un délire romanesque sur tout ce qui ne tourne pas rond autour de nous ? Quelques jours après avoir refermé le livre, je ne sais pas encore si quelque chose m’a échappé ou si je cherche du sens là où il n’y a que l’absurde, magnifiquement illustré.

Ce roman, au confluent de la science-fiction et du policier, a un pied dans le réel, un pied dans la dystopie. Comme Don Quichotte contre les moulins à vent, il met en scène des jeunes qui se battent contre des ennemis imaginaires, dans un spectacle aussi absurde que terrifiant. ♦

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Julien Guy-Béland
Montréal, Héliotrope
2019, 198 p., 21.95 $