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Discussion entre un auteur et son double, à moins que ce ne soit l'inverse

Discussion entre un auteur et son double, à moins que ce ne soit l'inverse
Thématique·s
Le labo
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Tic tac tic tac

RD. Ah, merde!
D. Oh là! Qué pasa? Levé du mauvais pied?
RD. Il se passe que je vous entends clairement cogiter, cher «moi profond»! Et que j’ai la forte – et très désagréable– impression que vous êtes en train de vous préparer à me sacrer les pieds dans les plats!
D. Pauvre chou.
RD. Nous ne sommes pas dans une revue de sciences po, ici! Nous sommes dans une revue littéraire!
D. Ben oui, je sais.
RD. Alors?!

Tic tac tic tac

RD. Vous pourriez vous contenter d’écrire une petite chanson, non?! Deux bergers batifolant les fesses à l’air au bord d’un ruisseau, est-ce que je sais?! Ou alors un poème! Vous n’en avez pas écrit depuis le cégep et vous êtes superlativement pourri dans ce genre-là, mais justement… ce serait une excellente occasion de le travailler un brin. Au lieu de ça, môssieur veut faire dans la satanée politique! Encore!
D. Meu non.
RD. Mais si!
D. La politique ne m’intéresse pas…
RD. À d’autres!
D. … seulement si je veux parler d’espoir, je ne vois vraiment pas comment je peux faire abstraction du monde qui nous entoure.
RD. «D’espoir»?! Ah, vraiment!?
D. Oui, monsieur.
RD. Vo…
D. Un instant! Une auteure pour qui j’ai de l’estime et de l’amitié prend la direction d’une revue, et à cette occasion me fait l’honneur de m’inviter à écrire le texte inaugural d’une nouvelle rubrique…
RD. Un «labo».
D. Eh oui. … Le moins que je puisse faire, c’est d’essayer de me décarcasser et de lui proposer quelque chose qui ne sera pas de la littérature de remplissage…
RD. Mais qu…
D. … autrement dit: d’aborder un sujet choisi parce qu’il me tient à cœur et m’allume plutôt que parce qu’il ne risque pas de faire des vagues…
RD.
D. … et, très franchement, je n’en vois pas d’autre pour l’heure que celui de l’espoir. Sans même déjà parler du fait que c’est à notre époque une denrée rarissime, quel sujet y a-t-il au monde qui soit plus littéraire que l’espoir?
RD. Alors ce sera un cours sur Malraux?!
D. Crétin. Non. Sur Günter Grass.
RD. Hein?!
D. Il faudra bien que je me décide un de ces quatre à retracer le texte de ce discours qu’il avait lu pour l’acceptation de je ne sais quel prix qu’on lui décernait. Il disait en substance: «J’appartiens à la première génération d’écrivains forcés d’exercer leur art sans savoir s’ils auront une postérité.»
RD. Le bonheur est dans les détails.
D. … et la postérité, merde! c’est tout de même un des deux interlocuteurs privilégiés de l’écrivain!
RD. L’autre étant?
D. Son gérant de banque – ou un huissier, c’est selon.
RD. (Soupir.) Bon. Alors «l’espoir»?
D. Bah oui, tout bonnement.
RD. Go! Finissons-en, bordel!

Tic tac tic tac

D. Qu’est-ce que c’est, vous croyez, l’espoir – pour une ou un littéraire, s’entend?
RD. Est-ce que je s… La possibilité d’être lu?
D. Et c’est tout?
RD. Euh. Non. Non, plutôt celle d’être «entendu»? Je veux dire: que le texte soit autant que possible compris.
D. C’est-à-dire?
RD. Qu’il puisse éventuellement vivre dans l’esprit de qui l’aura lu sous une forme qui sera en accord avec celle qu’il avait dans l’esprit de son géniteur ou de sa génitrice.
D. Vous voyez bien!
RD. Quoi?
D. Que l’espoir est essentiel pour quiconque se risque à l’écriture.
RD. Ben oui. J’ai jamais dit le contraire. Mais vous, vous…
D. Moi je quoi?
RD. Je vous entends bien ruminer, depuis des semaines: vous voulez vous servir de ça comme d’un prétexte pour taper sur tout ce qui bouge.
D. Comme?
RD. Le politique, bien évidemment!
D. Ah, parce que vous, vous trouvez que le politique bouge?! C’est fou, moi j’ai l’impression qu’il est calcifié depuis cinquante ans au bas mot! Et que ce n’est pas parti pour s’arranger avant cinq siècles.
RD. Vous voyez?! C’est à tout coup la même chose.
D. Mais bien évidemment que c’est à tout coup la même chose: ça ne bouge pas! Le nombre de manières de le dire est quand même limité!
RD. Mais il y a pas que le politique!
D. Qu’est-ce qu’il y a d’autre?

Tic tac tic tac

Douze heures plus tard.
RD. Cette mémoire, elle pourrait fort bien revenir.
D. Comment?! Par l’intervention du Saint-Esprit?!
RD. Par l’éducation.
D. Et qui en discute, de l’éducation, qui en pose les paramètres, hein?!
RD. La pol…
D. Et paf – case zéro!

Tic tac tic tac

Encore six heures.
D. Vous savez quel était le ballet préféré de Barthes?
RD. Qu’est-ce que je m’en tape.
D. Le lac des signes.
RD.
D. Vous pourriez faire un effort, ça vaut bien un sourire.

Tic tac tic tac

Le lendemain matin.
D. «La première génération d’écrivains forcés d’exercer leur art sans savoir s’ils auront une postérité», vous vous rendez compte?
RD. Alors pour vous, écrire c’est nécessairement jeter une bouteille à la mer?
D. Ben oui, quoi d’autre?
RD. Et la mer, c’est le temps?
D. Ça va de soi. Seulement…
RD. Seulement quoi?!
D. L’objectif ne peut pas être de simplement durer.
RD. Pourquoi pas?
D. «À quoi bon aller sur la lune, si c’est pour s’y suicider?»
RD. (Petit rugissement.)
D. Et celui de Lacan?
RD. Le quoi, de Lacan?
D. Son ballet préféré?
RD.
D. Non? Le là (que des signes). Non! Mais non, il ne f…
Claquement de porte.

Tic tac tic tac

Une semaine plus tard.
RD. Avant que j’oublie: le suicide sur la lune, c’était de qui?
D. Malraux – j’ai cru que ça vous ferait plaisir.
RD. On n’avance pas, là.
D. Eh non.
RD. On tourne en rond.
D. Vous en connaissez d’autres?
RD. Quoi donc?
D. Des manières de tourner.

Tic tac tic tac
 

L’été suivant, au bord du lac.
D. Vous avez l’air plus détendu que la dernière fois.
RD. C’est que j’ai renoncé.
D. À quoi?
RD. À essayer de deviner où vous voulez en venir.
D. Vous avez bien fait.
RD. Ah bon.
D. Ben oui – puisque je ne veux en venir nulle part.
RD.
D. Je n’ai pas de point d’arrivée. Rien qu’un point de départ.
RD. Qui est?
D. Il faudrait bien parler d’espoir.
RD. Pourquoi?
D. Parce qu’en dernière analyse, c’est le seul sujet qui soit. Qu’on cause d’économie, du cancer de la rate ou du sexe des anges, c’est toujours d’espoir qu’il est question.
RD.
D.
RD. «Il faudrait parler d’espoir.»
D. Oui.
RD. Et c’est tout: votre sujet, c’est ça.
D. Vouip.
RD. C’est court.
D. Non, c’est immense.
RD. Et si je vous dis «parler d’espoir», vous me dites…?
D. … que j’ai peur. Terriblement, peur.
RD. De quoi?
D. Que nous n’en soyons plus capables.

Tic tac tic tac

 


René-Daniel Dubois. Des pièces de théâtre, des essais, un cycle romanesque, des traductions, des textes pour la radio, la télé, le cinéma. Des mises en scène. Et puis, il fait l’acteur à l’écran et à la scène. Il enseigne. Il donne des conférences, des ateliers, des classes de maître et il siège à des jurys. Voilà.

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