Aller au contenu principal

Dire ce qui n’est pas dit

Dire ce qui n’est pas dit
Traduction de Luba Markovskaia
Thématique·s
Essai
Traduction de Luba Markovskaia
Thématique·s

Si nous ne sommes pas dirigés
par un seul homme, une seule forme
ne saura nous contenir.

– Douglas K. Martin

J’en suis venue à envisager l’objet d’écriture, dans la mesure où un tel terme peut être personnalisé, comme un en-devenir qui émerge au fil du temps, dans le mouvement du temps/espace +une forme d’expérimentation pour tout écrivain qui a des couilles, réelles ou métaphoriques. Si Heroine était un récit en forme de spirale, si Main Brides était une installation ivre, à partir de My Paris, j’ai voulu inscrire la narration de plus en plus dans la langue même. Car il me semblait que les enjeux identitaires féministes avaient été absorbés profondément dans ma trajectoire d’écriture avec le temps; inscrire le «je» dans la langue revenait désormais à permettre au jeu de la langue de devenir le précepteur principal. Le travail de l’Américain CA Conrad1, un poète queer contemporain, en particulier son Standing in Line For Death, me paraît exemplaire en ce sens.

Fleur

Photo : Oumayma B. Tanfous

Ses expérimentations sur sa pensée + sur son corps, qui s’accompagnent d’une extraordinaire ouverture au langage, donnent lieu à une œuvre remarquable, à la fois précise + sublime. Dans la modeste expérience qu’a été mon roman My Paris, j’ai été enthousiasmée de découvrir que le «je» écrit devient beaucoup plus petit, plus queer, plus poreux si le verbe est moins actif; c’est pourquoi les verbes de ce roman se conjuguent au participe présent plutôt qu’à la voix active. Le diariste est une petite figure chaplinesque qui avance + recule sur ses gérondifs, s’imprégnant du temps + de la ville. Dans The Obituary, pour dire ce qui n’est pas dit – une histoire familiale racisée et refoulée –, il me paraissait essentiel de fragmenter non seulement la narration, mais aussi la narratrice. Comme c’était difficile de trouver les phrases justes… Je suis arrivée à l’idée d’une narratrice tripartite, ou en fractale, qui partirait en vrille pour s’incarner tantôt en une historienne lesbienne qui parle depuis le sous-sol et tente de s’en tenir aux faits, comme si c’était une narratrice omnisciente; tantôt en une mouche mâle hautement charnelle et aisément excitée posée sur un mur, qui représente l’Id de la figure de Rosine, couchée sur le lit. Je souhaitais créer – surtout pour la fausse narratrice, Rosine, qui est soit un fantôme, soit saoule morte – des phrases maladroites se mouvant sur un terrain accidenté. Le terrain est accidenté dans la mesure où il représente, sub rosa, une histoire coloniale tordue. Parmi les autres démesures, on retrouve les inévitables incohérences d’une figure à l’identité plurielle, élevée de façon à tenter de toujours satisfaire tous les camps à la fois. Celle-ci parle donc en omissions ou en décalages, qui se soldent en des mensonges pas tout à fait en surface, les «omissions de tout le récit contribuant à l’incapacité des générations successives à communiquer avec ouverture d’esprit, discernement, fermeté de principes, conséquemment, élevant toujours des murs protecteurs de quasi-paranoïa2».

 


Romancière et essayiste de langue anglaise, Gail Scott vit au Québec. Elle a publié huit livres, parmi lesquels The Obituary (2010/12), finaliste pour le Grand Prix du livre de Montréal. Ses écrits ont été traduits en français, en allemand, en portuguais et en espagnol. Elle a elle-même traduit plusieurs auteurs québécois, dont Michael Delisle.

  • 1. Ce poète pratique toutes sortes de rituels matinaux avant de composer un poème, comme retracer la trajectoire d’une fourmi se dirigeant vers son nid, ou encore se masturber auprès d’une ruche.
  • 2. Gail Scott, The Obituary, Toronto, Coach House, 2010; New York, Nightboat, 2012.
Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF