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Diane, I met Nancy Drew today

Une intrigue policière qui fonctionne par détournement des codes de ce genre littéraire.

Bande dessinée

Une intrigue policière qui fonctionne par détournement des codes de ce genre littéraire.

Les mystères abondent dans la municipalité fictive de Hobtown: l’Affaire du feu de pneus, l’Affaire de la montre du maire ou encore le Mystère du voleur d’œufs. Heureusement, la population peut compter sur un club de détectives amateurs pour les résoudre. Forts de tels succès, Dana, Pauline, Denny et Brennan ne se doutent pas que pour venir à bout de cette nouvelle énigme, il leur faudra plonger dans les ténèbres, les conspirations et les secrets de Hobtown, et ce, au péril de leur innocence.

Traduit aux éditions Pow Pow par Alexandre Fontaine Rousseau, L’Affaire des hommes disparus, paru d’abord en 2017 chez Conundrum Press, est le fruit de la collaboration entre Kris Bertin au scénario et Alexander Forbes au dessin. Tous deux originaires de la Nouvelle-Écosse et amis d’enfance, ils ont créé une œuvre qui juxtapose plusieurs références à la littérature policière jeunesse, mais aussi — et peut-être surtout — à Twin Peaks de David Lynch. À l’instar de la série télévisuelle culte, L’Affaire des hommes disparus mise sur le détournement des canevas des productions culturelles populaires pour flouer nos attentes et créer un récit d’ambiance aux accents fantastiques.

Du Club des cinq à Twin Peaks

L’Affaire des hommes disparus s’appuie sur un univers référentiel convoquant des récits connus, maîtrisés par un lectorat qui s’y est abreuvé durant son enfance. De manière évidente et appuyée, une multitude de clins d’œil aux Hardy Boys, à Nancy Drew et au Club des cinq sont proposés aux lectrices et lecteurs. Soutenu, donc, ce système référentiel induit notre lecture vers ce que l’on connaît, vers des schèmes narratifs figés, pour mieux les ébranler et les faire dévier. Les détournements prennent dès lors une autre dimension, en ramenant la lecture à une habitude de l’enfance, mais en soustrayant ce qui peut y avoir là de rassurant et de confortable. L’intrigue ne tend pas vers une résolution: elle orchestre plutôt le déploiement d’une ambiance fondée sur une étrangeté toute lynchéenne.

L’aura inquiétante de l’album est accentuée par le style de Forbes, qui revisite notamment les couvertures des Hardy Boys dans un dessin noir et blanc qui détaille les zones d’ombre. S’ajoute dans les compositions des plans et le rythme des cases l’influence, omniprésente, de Lynch. Dès la page13, où est introduite pour la première fois la bande de jeunes détectives, Dana Nance prend un bain de soleil dans un plan qui rappelle la découverte du cadavre de Laura Palmer. Cet exemple montre la confusion des références (déjà dans le nom de Dana Nance, qui rapproche Nancy Drew de Donna Hayward), mais aussi un jeu sur nos attentes de lecture.

Une nouvelle configuration, un défi

La petite bande adolescente voudrait résoudre le mystère de ces hommes disparus, mais se retrouve plutôt en train de sonder l’incompréhensible. Ces personnages figés des récits d’enquête sont mis en scène dans leurs rôles narratifs, mais pour explorer les structures de ces fictions et en extraire une nouvelle configuration. Déjà, on peut relever que ce sont des hommes célibataires d’un certain âge qui disparaissent plutôt que de jeunes victimes sans défense. De plus, les personnages s’écartent de leur trajectoire habituelle: Dana se fait remettre à sa place par Pauline, son adjuvante qui met en cause son utilité dans le récit; quant à Denny et Brennan, ils sont plus que des sportifs tout en muscles. De tels choix poussent lectrices et lecteurs à scruter les apparences pour mettre en doute ce qui doit être tenu pour acquis et aussi ce qui est tenu pour fiction. Derrière les façades d’une petite ville bien rangée, les membres du club se frottent à des conspirations et des phénomènes inexpliqués surviennent. En ce sens, le don de voyance de Pauline et l’imprégnation d’un certain onirisme dans des scènes brouillent la frontière entre le probable et l’improbable pour mettre à jour la construction sociale du réel.

La traduction d’une telle œuvre recèle bien des défis, notamment dans les dialogues, qui oscillent entre différents registres: il faut en effet faire honneur à un langage un peu guindé, celui des traductions des livres jeunesse d’un autre temps, et parvenir à insuffler assez de vivacité à des personnages utilisés pour détourner les codes de ces mêmes littératures. Sur ce point,
le pari de l’adaptation est un succès.

Je ne peux que souhaiter que Pow Pow poursuive la traduction et l’adaptation de titres canadiens anglophones pour nous donner accès à cette enthousiasmante diversité bédéistique.

À suivre! Il faudra attendre un nouveau mystère à Hobtown. ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Kris Bertin, Alexander Forbes
Alexandre Fontaine Rousseau
Montréal, Pow Pow
2019, 300 p., 29.95 $